LE GRAND ARCANE
ou
L’OCCULTISME DÉVOILÉ
ÉLIPHAS LÉVI
(Alphonse-Louis
CONSTANT)
INTRODUCTION
Cet ouvrage est le
testament de l'auteur ; c'est le plus important et le dernier de ses livres sur
la science occulte. Il est divisé en trois livres :
LIVRE PREMIER
Le mystère hiératique ou
les documents traditionnels de la haute initiation.
LIVRE SECOND
Le mystère royal ou
l'art de se faire servir par les puissances.
LIVRE TROISIÈME
Le mystère sacerdotal ou
l'art de se faire servir par les esprits.
Ce livre n'a besoin ni d'introduction ni de
préface : les ouvrages précédents de l'auteur pouvant lui servir amplement de
préface et d’introduction.
Ici est le dernier mot de l’occultisme et il est
écrit aussi clairement qu’il nous a été possible de le faire.
Ce livre peut et doit-il être publié ? Nous
l’ignorons en l’écrivant ; mais nous avons cru devoir et pouvoir l’écrire.
S’il existe encore de véritables initiés dans le
monde, c’est pour eux que nous l’écrivons et c’est à eux seuls qu’il appartient
de nous juger.
ÉLIPHAS LÉVI
LIVRE SECOND
Le Mystère royal ou
l'Art de soumettre les puissances.
-- CHAPITRE I
--
LE MAGNÉTISME
Le magnétisme est une
force analogue à celle de l'aimant ; il est réparti dans toute la nature.
Ses caractères sont :
l'attraction, la répulsion et la polarisation équilibrée.
La science constate les
phénomènes de l'aimant astral et de l'aimant minéral. L'aimant animal se
manifeste tous les jours par des faits que la science observe avec défiance,
mais qu'elle ne peut déjà plus nier, bien qu'elle attende avec raison pour les
admettre qu'on en puisse terminer l'analyse par une synthèse incontestable.
On sait que
l'aimantation produite par le magnétisme animal détermine un sommeil
extraordinaire pendant lequel l'âme du magnétisé tombe sous la dépendance du
magnétiseur avec cette particularité que la personne endormie semble laisser
oisive sa vie propre et particulière pour manifester uniquement les phénomènes
de la vie universelle. Elle reflète la pensée des autres, voit autrement que
par les yeux, se rend présente partout sans avoir conscience de l'espace,
perçoit les formes bien mieux que les couleurs, supprime ou confond les
périodes du temps, parle de l'avenir comme s'il était passé et du passé comme
s'il était à venir, explique au magnétiseur ses propres pensées et jusqu'aux
reproches secrets de la conscience, évoque dans son souvenir les personnes
auxquelles il pense et les décrit de la manière la plus exacte sans que le
somnambule ou la somnambule les ait jamais vues, parle le langage de la science
avec le savant et celui de l'imagination avec le poète, découvre les maladies
et en devine les remèdes, donne souvent de sages conseils, souffre avec celui
qui souffre et pousse parfois d'avance un cri douloureux en vous annonçant des
tourments qui doivent venir.
Ces faits étranges mais
incontestables nous entraînent nécessairement à conclure qu'il existe une vie
commune pour toutes les âmes, ou du moins une sorte de réflecteur commun de
toutes les imaginations et de toutes les mémoires où nous pouvons nous voir les
uns les autres, comme il arrive dans une foule qui passe devant un miroir. Ce
réflecteur c'est la lumière odique du chevalier de Reichembach, c'est notre
lumière astrale, c'est le grand agent de la vie nommé od, ob et aour
par les Hébreux. Le magnétisme dirigé par la volonté de l'opérateur c'est Od,
le somnambulisme passif c'est Ob : Les Pythonisses de l'antiquité étaient des
somnambules ivres de lumière astrale passive. Cette lumière, dans nos livres
sacrés, est appelée esprit de Python parce que dans la mythologie grecque le
serpent Python en est l'image allégorique.
Elle est représentée
aussi dans sa double action par le serpent du caducée ; le serpent le droite
est Od, celui de gauche est Ob, et au milieu, au sommet de la verge hermétique,
brille le globe d'or qui représente Aour ou la lumière équilibrée.
Od représente la vie
librement dirigée, Ob représente la vie fatale. C'est pour cela que le
législateur hébreu dit : Malheur à ceux qui devinent par Ob, car ils
évoquent la fatalité, ce qui est un attentat contre la providence de Dieu et
contre la liberté de l'homme.
Il y a certes une grande
différence entre le serpent Python, qui se traînait dans la fange du déluge et
que le soleil perça de ses flèches ; il y a, disons-nous, une grande différence
entre ce serpent et celui qui s'enroule autour du bâton d'Esculape, de même que
le serpent tentateur de l'Eden diffère du serpent d'airain qui guérissait les
malades dans le désert. Ces deux serpents opposés figurent en effet les forces
contraires qu'on peut associer, mais qui ne doivent jamais se confondre. Le
sceptre l'Hermès, en les séparant, les concilie et en quelque sorte les réunit
; et c'est ainsi qu'aux yeux pénétrants de la science, l'harmonie résulte de
l'analogie des contraires.
Nécessité et Liberté,
telles sont les deux grandes lois de la vie ; et ces deux lois n'en font
qu'une, car elles sont indispensables l'une à l’autre.
La nécessité sans
liberté serait fatale comme la liberté privée de son frein nécessaire deviendrait
insensée. Le droit sans devoir, c'est la folie. Le devoir sans droit, c'est la
servitude.
Tout le secret du
magnétisme consiste en ceci : gouverner la fatalité de l'ob par l'intelligence
et la puissance de l'od afin de créer l'équilibre parfait d'aour.
Lorsqu'un magnétiseur,
mal équilibré et soumis à la fatalité par des passions qui le maîtrisent, veut
imposer son activité à la lumière fatale, il ressemble à un homme qui aurait
les yeux bandés et qui, monté sur un cheval aveugle, le stimulerait à grands
coups d'éperons au milieu d'une forêt pleine d'anfractuosités et de précipices.
Les devins, les tireurs
de cartes, les somnambules sont tous des hallucinés qui devinent par ob.
Le verre d'eau de
l’hydromancie, les cartes d’Etteila, les lignes de la main, etc., produisent
chez le voyant une sorte d'hypnotisme. Il voit alors le consultant dans les
reflets de ses désirs insensés ou de ses imaginations cupides, et comme il est
lui-même un esprit sans élévation et sans noblesse de volonté, il devine les
folies et en suggère de plus grandes encore, ce qui est pour lui du reste une
condition du succès.
Un cartomancier qui
conseillerait l'honnêteté et les bonnes mœurs perdrait bientôt sa clientèle de
femmes entretenues et de vieilles filles hystériques.
Les deux lumières
magnétiques pourraient s'appeler l’une la lumière vive et l'autre la lumière
morte, l'une le fluide astral et l'autre le phosphore spectral, l'une le
flambeau du verbe et l'autre la fumée du rêve.
Pour magnétiser sans
danger il faut avoir en soi la lumière de vie, c'est-à-dire qu'il faut être un
sage et un juste.
L'homme esclave des
passions ne magnétise pas, il fascine ; mais le rayonnement de sa fascination
agrandit autour de lui le cercle de son vertige ; il multiplie ses charmes et
affaiblit de plus en plus sa volonté. Il ressemble à une araignée qui s'épuise
et qui reste enfin prise dans ses propres réseaux.
Les hommes jusqu'à
présent n'ont pas encore connu l'empire suprême de la raison, ils la confondent
avec le raisonnement particulier et presque toujours erroné de chacun. Cependant
M. de la Palice lui-même, leur dirait que celui qui se trompe n'a pas raison,
la raison étant précisément le contraire de nos erreurs.
Les individus et les
masses que la raison ne gouverne pas sont esclaves de la fatalité, c'est elle
qui fait l'opinion et l'opinion est reine du monde.
Les hommes veulent être
dominés, étourdis, entraînés. Les grandes passions leur semblent plus belles
que des vertus, et ceux qu'ils appellent de grands hommes sont souvent de
grands insensés. Le cynisme de Diogène leur plaît comme le charlatanisme
d'Empédoclès. Ils n'admireraient rien tant qu'Ajax et que Capanée, si Polyeucte
n'était pas encore plus furieux. Pyrame et Thisbé qui se tuent sont les modèles
des amants. L'auteur d'un paradoxe est toujours sûr de faire un nom. Et ils ont
beau par dépit et par envie condamner à l’oubli le nom d’Erostate, ce nom est
si beau de clémence qu'il surnage sur leur colère et s'impose éternellement à
leur souvenir !
Les fous sont donc
magnétiseurs ou plutôt fascinateurs, et c’est ce qui rend la folie contagieuse.
Faute de savoir mesurer ce qui est grand, on s'éprend de ce qui est étrange.
Les enfants qui ne
peuvent pas encore marcher veulent qu'on les prenne et qu'on les remue.
Personne n'aime tant la
turbulence que les impotents. C'est l’incapacité du plaisir qui fait les Tibère
et les Messaline. Le gamin de Paris au paradis des boulevards voudrait être Cartouche,
et rit de tout son cœur en voyant ridiculiser Télémaque.
Tout le monde n'a pas le
goût des ivresses opiacées on alcooliques, mais presque tout le monde voudrait
enivrer son esprit et se plairait facilement à laisser délirer son cœur.
Lorsque le Christianisme
s'imposa au monde par la fascination du martyre, un grand écrivain de ce
temps-là formula la pensée de tous en s'écriant : « Je crois parce que
c'est absurde ! »
La folie de la Croix,
comme saint Paul l'appelait lui-même, était alors invinciblement envahissante.
On brûlait les livres des sages, et saint Paul préludait à Ephèse aux exploits
d'Omar. On renversait des temples qui étaient les merveilles du monde et des
idoles qui étaient les chefs-d’œuvre des arts. On avait le goût de la mort et
l'on voulait dépouiller l'existence présente de tous ses ornements pour se
détacher de la vie.
Le dégoût des réalités
accompagne toujours l'amour des rêves : Quam sordet tellus dum cœlumas picio
! dit un célèbre mystique ; littéralement : Que la terre devient sale
quand je regarde le ciel ! Eh quoi, ton œil en s'égarant dans l'espace
salit la terre ta nourrice ! Qu'est-ce donc que la terre si ce n'est un astre
du ciel ? Est-ce parce qu'elle te porte qu'elle est sale ? Mais qu'on te
transporte dans le soleil et tes dégoûts saliront bientôt le soleil ! Le ciel
serait-il plus propre s'il était vide ? Et n’est-il pas admirable à contempler
parce que dans le jour il illumine la terre, et parce que dans la nuit, il
brille d'une multitude innombrable de terres et de soleils ! Quoi, la terre
splendide, la terre aux océans immenses, la terre pleine d'arbres et de fleurs
devient une ordure pour toi, parce que tu voudrais t’élancer dans le
vide ? Crois-moi, ne cherche pas à te déplacer pour cela : le vide est
dans ton esprit et dans ton cœur !
C’est J'amour des rêves
qui mêle tant de douleurs aux rêves de l'amour. L'amour tel que nous le donne
la nature est une délicieuse réalité, mais notre orgueil maladif voudrait
quelque chose de mieux que la nature. De là vient la folie hystérique des
incompris. La pensée de Charlotte, dans la tête de Werther, se transforme
fatalement comme elle devait le faire, et prend la forme brutale d'une balle de
pistolet. L'amour absurde a pour dénouement le suicide.
L'amour vrai, l'amour
naturel, est le miracle du magnétisme. C'est l'entrelacement des deux serpents
du caducée ; il semble se produire fatalement, mais il est produit par la
raison suprême qui lui fait suivre les lois de la nature. La fable raconte que
Tirésias ayant séparé deux serpents qui s'accouplaient, encourut la colère de
Vénus et devint Androgyne ; ce qui annula chez lui la puissance sexuelle,
puis la déesse irritée le frappa encore, et le rendit aveugle parce qu'il
attribuait à la femme ce qui convient principalement à l'homme. Tirésias était
un devin qui prophétisait par la lumière morte. Aussi ses prédictions
annonçaient-elles et semblaient-elles toujours déterminer des malheurs. Cette
allégorie contient et résume toute la philosophie du magnétisme que nous
venons de révéler.
-- CHAPITRE II
--
LE MAL
Le mal dans ce qu'il a
de réalité est l'affirmation du désordre. Or en présence de l'ordre éternel,
le désordre est essentiellement transitoire. En présence de l'ordre absolu qui
est la volonté de Dieu, le désordre n'est que relatif. L'affirmation absolue du
désordre et du mal est donc essentiellement le mensonge.
L'affirmation absolue du
mal, c'est la négation de Dieu, puisque Dieu est la raison suprême et absolue
du bien.
Le mal, dans l'ordre
philosophique, c'est la négation de la raison.
Dans l'ordre social,
c'est la négation du devoir.
Dans l'ordre physique,
c'est la résistance aux lois inviolables de la nature.
La souffrance n'est pas
un mal, c'est la conséquence et presque toujours le remède du mal.
Rien de ce qui est
naturellement inévitable ne saurait être un mal. L'hiver, la nuit et la mort ne
sont pas des maux. Ce sont des transitions naturelles d'un jour à un autre
jour, d'un automne à un printemps, d'une vie à une autre vie.
Proud'hon a dit : Dieu
c'est le mal ; c'est comme s’il avait dit : Dieu c'est le diable, car le diable
est pris généralement pour le génie du mal. Retournons la proposition, elle
nous donnera cette formule paradoxale : Le diable c'est Dieu, ou en d'autres
termes : Le mal c'est Dieu. Mais certes, en parlant ainsi, le roi des logiciens
que nous citons ne voulait pas, sous le nom de Dieu, désigner la
personnification hypothétique du bien. Il songeait au dieu absurde que font
les hommes et, en expliquant ainsi sa pensée, nous dirons qu'il avait raison,
car le diable c'est la caricature de Dieu et ce que nous appelons le mal, c'est
le bien mal défini et mal compris.
On ne saurait aimer le
mal pour le mal, le désordre pour le désordre. L'infraction des lois nous plaît
parce qu'elle semble nous mettre au-dessus des lois. Les hommes ne sont pas
faits pour la loi, mais la loi est faite pour les hommes, disait Jésus, parole
audacieuse que les prêtres de ce temps-là durent trouver subversive et impie,
parole dont l'orgueil humain peut prodigieusement abuser. L'on nous dit que
Dieu n'a que des droits et point de devoirs parce qu'il est le plus fort, et
c'est cela qui est une parole impie. Nous devons tout à Dieu, ose-t-on ajouter,
et Dieu ne nous doit rien. C'est le contraire qui est vrai. Dieu, qui est
infiniment plus grand que nous, contracte en nous mettant au monde une dette
infinie. C’est lui qui a creusé le gouffre de la faiblesse humaine, ce doit
être à lui de le combler.
La lâcheté absurde de la
tyrannie dans le vieux monde nous a légué le fantôme d'un dieu absurde et
lâche, ce dieu qui fait un miracle éternel pour forcer l'être fini à être
infini en souffrances.
Supposons un instant que
l'un de nous a pu créer une éphémère et qu'il lui a dit sans qu’elle puisse
l'entendre : Ma créature, adore-moi ! La pauvre bestiole a voltigé sans
penser à rien, elle est morte à la fin de sa journée et un nécromancien dit à
l'homme qu'en versant sur elle une goutte de son sang, il pourra ressusciter
l'éphémère.
L'homme se pique – j'en
ferais autant à sa place – voilà l'éphémère ressuscitée. Que fera l'homme ? –
Ce qu'il fera, je vais vous le dire, s'écrie un fanatique croyant. Comme
l'éphémère dans sa première vie n'a pas eu l'esprit on la bêtise de l'adorer,
il allumera un brasier épouvantable et y jettera l'éphémère en regrettant
seulement de ne pouvoir pas lui conserver miraculeusement la vie au milieu des
flammes afin quelle brûle éternellement !
Allons donc, dira tout
le monde, il n'existe pas de fou furieux qui soit aussi lâche, aussi méchant
que cela ! – Je vous demande pardon, chrétiens vulgaires, l'homme en question
ne saurait exister, j'en conviens ; mais il existe, dans votre imagination
seulement, hâtons-nous de le dire, quelqu'un de plus cruel et de plus lâche.
C'est votre Dieu, tel que vous l'expliquez et c'est de celui-là que Proud'hon a
eu mille fois raison de dire : Dieu c'est le mal.
En ce sens le mal serait
l'affirmation mensongère d’un dieu mauvais et c'est ce dieu-là qui serait le
diable ou son compère. Une religion qui apporterait pour baume aux plaies de
l'humanité un pareil dogme les empoisonnerait au lieu de les guérir. Il en
résulterait l'abrutissement des esprits et la dépravation des consciences ;
et la propagande faite au nom d'un pareil Dieu pourrait s'appeler le
magnétisme du mal. Le résultat du mensonge c'est l'injustice. De l'injustice résulte
l'iniquité qui produit l'anarchie dans les états, et dans les individus, le
dérèglement et la mort.
Un mensonge ne saurait
exister s'il n'évoquait dans la lumière morte une sorte de vérité spectrale,
et tous les menteurs de la vie se trompent eux-mêmes les premiers en prenant la
nuit pour le jour. L'anarchiste se croit libre, le voleur se croit habile, le
libertin croit qu'il s'amuse, le despote pense qu'opprimer c'est régner. Que
faudrait-il pour détruire le mal sur la terre ? Une chose bien simple en
apparence : détromper les sots et les méchants. Mais ici, toute bonne
volonté se brise et toute puissance échoue ; les méchants et les sots ne
veulent pas être détrompés. Nous arrivons à cette perversité secrète qui semble
être la racine du mal, le goût du désordre et l'attachement à l'erreur. Nous
prétendons pour notre part que cette perversité n’existe pas du moins comme
librement consentie et voulue. Elle n'est autre chose que l’empoisonnement de
la volonté par la force délétère de l'erreur.
L’air respirable se
compose comme on sait d'hydrogène, d'oxygène et d'azote. L'oxygène et
l’hydrogène correspondent à la lumière de vie et l'azote à la lumière morte. Un
homme plongé dans l'azote ne saurait respirer ni vivre, de même un homme
asphyxié par la lumière spectrale ne peut plus faire acte de volonté libre. Ce
n'est point dans l'atmosphère que s'accomplit le grand phénomène de la
lumière, c'est dans les yeux organisés pour la voir. Un jour, un philosophe de
l'école positiviste, M. Littré, si je ne me trompe, disait que l'immensité
n'est qu'une nuit infinie ponctuée çà et là de quelques étoiles. – Cela est
vrai, lui répondit quelqu'un, pour nos yeux qui ne sont pas organisés pour la
perception d'une autre clarté que la lumière du soleil. Mais l'idée même de
cette lumière ne nous apparaît-elle pas en rêve tandis qu'il fait nuit sur la
terre et que nos yeux sont fermés ? Quel est le jour des âmes ? Comment voit-on
par la pensée ? La nuit de nos yeux existerait-elle pour des yeux autrement
disposés ? Et si nos yeux n'existaient pas, aurions-nous conscience de la nuit
? Pour les aveugles, il n'existe ni étoiles, ni soleil ; et si nous mettons un
bandeau sur nos yeux, nous devenons aveugles volontaires. La perversité des
sens comme celle des facultés de l'âme résulte d'un accident ou d'un premier
attentat aux lois de la nature ; elle devient alors nécessaire et comme fatale.
Que faire pour les aveugles ? – Les prendre par la main et les conduire. – Mais
s’ils ne veulent pas se laisser conduire ? – Il faut mettre des garde-fous. –
Mais s’ils les renversent ? – Alors ce ne sont plus seulement des aveugles, ce
sont des aliénés dangereux et il faut bien les laisser périr si on ne peut pas
les enfermer.
Edgar Allan Poe raconte
la plaisante histoire d'une maison de fous où les malades avaient réussi à
s'emparer des infirmiers et des gardiens et les avaient enfermés dans leurs
propres cabanons après les avoir accoutrés en bêtes sauvages. Les voilà triomphants
dans les appartements de leur médecin ; ils boivent le vin de l'établissement
et se félicitent réciproquement d'avoir fait de très belles cures. Pendant
qu'ils sont à table, les prisonniers brisent leurs chaînes et viennent les
surprendre à grands coups de bâton. Ils sont devenus furieux contre les pauvres
fous et les justifient en quelque sorte par des mauvais traitements insensés.
Voilà l'histoire des
révolutions modernes. Les fous, triomphant par leur grand nombre, qui constitue
ce qu'on nomme les majorités, emprisonnent les sages et les déguisent en bêtes
fauves. Bientôt les prisons s'usent et se brisent, et les sages d'hier rendus
fous par la souffrance s'échappent en hurlant et répandent la terreur. On
voulait leur imposer un faux dieu, ils vocifèrent qu'il n'y a point de Dieu.
Alors les indifférents devenus braves à force de peur se coalisent pour
réprimer les fous furieux et inaugurent le règne des imbéciles. Nous avons
déjà vu cela.
Jusqu'à quel point les
hommes sont-ils responsables de ces oscillations et de ces angoisses qui
produisent tant de crimes, quel penseur oserait le dire ? On exècre Marat et
l'on canonise Pie V.
Il est vrai que le
terrible Ghisleri ne guillotinait pas ses adversaires, il les brûlait. Pie V
était un homme austère et un catholique convaincu, Marat poussait le
désintéressement jusqu'à la misère.
Tous deux étaient des
honnêtes gens, mais c'étaient des fous homicides sans être précisément
furieux.
Or, quand une folie
criminelle rencontre la complicité d'un peuple, elle devient presque une raison
terrible et quand la multitude, non désabusée, mais trompée d'une façon contraire,
renie et abandonne son héros, le vaincu devient à la fois un bouc émissaire et
un martyr. La mort de Robespierre est aussi belle que celle de Louis XVI.
J'admire sincèrement cet
affreux inquisiteur qui, massacré par les Albigeois, écrit sur la terre avec
son sang, avant d'expirer : Credo in unum Deum !
La guerre est-elle un mal ? Oui sans doute, car elle est horrible. Mais est-ce un mal absolu ? – La guerre, c'est le travail générateur des nationalités et des civilisations. Qui est responsable de la guerre ? Les hommes ? – Non, car ils en sont les victimes. Qui donc ? – Oserait-on dire que c'est Dieu ? Demandez au conte Joseph de Maistre. Il vous dira pourquoi les sacerdoces ont toujours consacré le glaive et comment il y a quelque chose de sacré dans l'office sanglant du bourreau. Le mal c'est l'ombre, c'est le repoussoir du bien. Allons jusqu'au bout et osons dire que c'est le bien négatif. Le mal, c'est la résistance qui affermit l'effort du bien ; et c'est pour cela que Jésus-Christ ne craignait pas de dire : Il faut qu'il y ait des scandales !
Il y a des monstres dans
la nature comme il y a des fautes d'impression dans un beau livre. Qu'est-ce
que cela prouve ? Que la nature comme la presse sont des instruments aveugles
que l'intelligence dirige ; mais, me direz-vous, un bon prote corrige les
épreuves. Oui certes, et dans la nature C'est à cela que sert le progrès. Dieu,
si l'on veut me passer cette comparaison, est le directeur de l'imprimerie et
l'homme est le prote de Dieu.
Les prêtres ont toujours
crié que les fléaux sont causés par les péchés des hommes, et cela est vrai
puisque la science est donnée aux hommes pour prévoir et prévenir les fléaux.
Si, comme on l'a prétendu, le choléra vient de la putréfaction des cadavres
amoncelés à l'embouchure du Gange, si la famine vient des accaparements, si la
peste est causée par la malpropreté, si la guerre est occasionnée si souvent
par l'orgueil stupide des rois et la turbulence des peuples, n'est-ce pas
vraiment la méchanceté, on plutôt la bêtise des hommes qui est cause des fléaux
? On dit que les idées sont dans l'air et l'on peut dire en vérité, que les
vices y sont aussi. Toute corruption produit une putréfaction et toute
putréfaction a sa puanteur spéciale. L'atmosphère qui environne les malades est
morbide et la peste morale a aussi son atmosphère bien autrement contagieuse.
Un honnête cœur se trouve à l'aise dans la société des gens de bien. Il est
serré, il souffre, il étouffe au milieu des êtres vicieux.
-- CHAPITRE III --
LA SOLIDARITÉ DANS LE
MAL
Dans son livre du
mouvement perpétuel des âmes, le Grand Rabbin Isaac de Louria dit qu'il faut
employer avec une grande vigilance l'heure qui précède le sommeil. Pendant le
sommeil, en effet, l'âme perd pour un temps sa vie individuelle pour se plonger
dans la lumière universelle qui, comme nous l'avons dit, se manifeste par deux
courants contraires. L'être qui s'endort s'abandonne aux étreintes du serpent
d'Esculape, du serpent vital et régénérateur, ou se laisse lier par les nœuds
empoisonnés du hideux Python. Le sommeil est un bain dans la lumière de la vie
ou dans le phosphore de la mort. Celui qui s'endort avec des pensées de justice
se baigne dans les mérites des justes, mais celui qui se livre au sommeil avec
des pensées de haine ou de mensonge se baigne dans la mer inerte où reflue
l'infection des méchants.
La nuit est comme
l'hiver qui couve et prépare les germes. Si nous avons semé de l’ivraie, nous
ne récolterons pas du froment. Celui qui s'endort dans l'impiété ne se réveille
pas dans la bénédiction divine. On dit que la nuit porte conseil. Oui sans
doute. Bon conseil au juste, funeste impulsion au méchant. Telles sont les
doctrines de Rabbi Isaac de Loria.
Nous ne savons jusqu'à
quel point on doit admettre cette influence réciproque des êtres plongés dans
le sommeil et dirigée de telle sorte, par des attractions involontaires, que
les bons améliorent les bons et que les méchants détériorent ceux qui leur sont
semblables. Il serait plus consolant de penser que la douceur des justes
rayonne sur les méchants pour les calmer et que le trouble des méchants ne peut
rien sur l'âme des justes. Ce qui est certain c'est que les mauvaises pensées
agitent le sommeil et le rendent par conséquent malsain, et qu'une bonne conscience
dispose merveilleusement le sang à se rafraîchir et à se reposer dans le
sommeil.
Il est très probable
toutefois que le rayonnement magnétique déterminé pendant le jour par les
habitudes et la volonté ne cesse pas pendant la nuit. Ce qui le prouve, ce sont
les rêves où il nous semble souvent que nous agissons suivant nos plus secrets
désirs. Celui-là seul, dit saint Augustin, a véritablement conquis la vertu de
chasteté qui impose la modestie même à ses songes.
Tous les astres sont
aimantés et tous les aimants célestes agissent et réagissent les uns sur les
autres dans les systèmes planétaires, dans les groupes des univers et dans
toute l'immensité ! Il en est de même des êtres vivants, sur la terre.
La nature et la force
des aimants est déterminée par l'influence réciproque des formes sur la force
et de la force sur les formes. Ceci a besoin d'être sérieusement examiné et médité.
La beauté qui est
l'harmonie des formes est toujours accompagnée d'une grande puissance
d'attraction ; mais il est des beautés discutables et discutées.
Il est des beautés de
convention conformes à certains goûts et à certaines passions. On eût trouvé à
la cour de Louis XV que la Vénus de Milo avait une taille épaisse et de grands
pieds. En Orient, les sultanes favorites sont obèses et dans le royaume de
Siam, on achète les femmes au poids.
Les hommes n'en sont pas
moins disposés à faire des folies pour la beauté vraie ou imaginaire qui les
subjugue. Il est donc des formes qui nous enivrent et qui exercent sur notre
raison l'empire des forces fatales. Quand nos goûts sont dépravés, nous nous
éprenons de certaines beautés imaginaires qui sont réellement des laideurs. Les
Romains de la décadence aimaient le front bas et les yeux batraciens de
Messaline. Chacun se fait ici-bas un paradis à sa manière. Mais ici commence
la justice. Le paradis des êtres dépravés est toujours et nécessairement un
enfer.
Ce sont les dispositions
de la volonté qui font la valeur des actes. Car c'est la volonté qui détermine
la fin qu'on se propose, et c'est toujours le but voulu et atteint qui fait la
nature des œuvres. C'est selon nos œuvres que Dieu nous jugera, au dire de
l’Evangile, et non selon nos actes. Les actes préparent, commencent,
poursuivent et achèvent les œuvres. Ils sont bons lorsque l’œuvre est bonne. Si
c'est le contraire, ils sont mauvais. Nous ne voulons pas dire ici que la fin
justifie les moyens, mais qu'une fin honnête nécessite des moyens honnêtes et
donne du mérite aux actes les plus indifférents de leur nature.
Ce que vous approuvez
vous le faites, ou vous le faites faire en encourageant à le faire. Si votre
principe est faux, si votre but est inique, tous ceux qui pensent comme vous
agissent comme vous agiriez à leur place ; et lorsqu'ils réussissent, vous
pensez qu'ils ont bien fait. Si vos actions semblent être d'un honnête homme
tandis que votre but est celui d'un scélérat, vos actions deviennent mauvaises.
Les prières de l'hypocrite sont plus impies que les blasphèmes du mécréant. En
deux mots, tout ce qu'on fait pour l'injustice est injuste ; tout ce qu'on fait
pour la justice est juste et bon.
Nous avons dit que les
êtres humains sont des aimants qui agissent les uns sur les autres. Cette
aimantation, naturelle d'abord, déterminée ensuite dans son mode par les
habitudes de la volonté, groupe les êtres humains par phalanges et par séries,
autrement peut-être que le supposait Fourier. Il est donc vrai de dire avec lui
que les attractions sont proportionnelles aux destinées, mais il avait tort de
ne pas distinguer entre les attractions fatales et les attractions factices. Il
croyait aussi que les méchants sont les incompris de la société, tandis que ce
sont eux au contraire qui ne comprennent pas la société et qui ne veulent pas
la comprendre. Qu'eut-il fait dans son phalanstère de gens dont l'attraction,
proportionnelle suivant lui à leur destinée, eût été de troubler et de démolir
le phalanstère ?
Dans notre livre
intitulé La Science des Esprits, nous avons donné la
classification des bons et des mauvais esprits suivant les traditions
kabbalistiques. Quelques lecteurs superficiels auront dit peut-être : Pourquoi
ces noms plutôt que d'autres ? Quel esprit descendu du ciel, ou quelle âme
remontée de l'abîme a pu révéler ainsi les secrets hiérarchiques de l'autre
monde ? Tout ceci n'est que de la haute fantaisie et en disant cela, ces
lecteurs se seront trompés. Cette classification n'est pas arbitraire, et si
nous supposons l'existence de tels ou tels esprits dans l'autre monde, c'est
qu'ils existent très certainement dans celui-ci. L'anarchie, le préjugé,
l'obscurantisme, le dol, l'iniquité, la haine, sont opposés à la sagesse, à
l'autorité, à l'intelligence, à l'honneur, à la bonté et à la justice. Les
noms hébreux de Kether, Chocmah, Binah ; ceux de Thamiel, de Sathaniel,
etc., opposés à ceux d'Hajoth, d'Haccadosch, d'Aralim et d'Ophanim ne
signifient pas autre chose.
Il en est ainsi de tous
les grands mots et de tous les termes obscurs des dogmes anciens et modernes ;
en dernière analyse, on y retrouve toujours les principes de l'éternelle et
incorruptible raison. Il est évident, il est certain que les multitudes ne sont
pas encore mûres pour le règne de la raison et que les élus fous ou les plus
fourbes les égarent tour à tour par des croyances aveugles. Et folie pour
folie, je trouve plus de véritable socialisme dans celle de Loyola que dans
celle de Proud'hon.
Proudhon affirme que
l'athéisme est une croyance, la plus mauvaise de toutes, il est vrai, et c'est
pour cela qu'il en fait la sienne. Il affirme que Dieu c'est le mal, que
l'ordre social, c'est l'anarchie, que la propriété c'est le vol ! Quelle
société est possible avec de tels principes ? La société de Jésus est
établie sur les principes contraires, ou sur les erreurs contraires peut-être,
et depuis plusieurs siècles, elle subsiste et elle est assez forte encore pour
faire tête longtemps aux partisans de l’anarchie.
Elle n'est pas équilibrante,
il est vrai, mais elle sait encore jeter dans la balance des poids plus lourds
que ceux de notre ami Proud’hon.
Les hommes sont plus
solidaires dans le mal qu'ils ne le supposent. Ce sont les Proud'bon qui font
les Veuillot. Les allumeurs des bûchers de Constance ont dû répondre devant
Dieu des massacres de Jean Zisca. Les protestants sont responsables des
massacres de la Saint‑Barthélemy, puisqu'ils avaient égorgé des
catholiques. C'est peut-être en réalité Marat qui a tué Robespierre, comme
c'est Charlotte Corday qui a fait exécuter ses amis les Girondins. Madame
Dubarry, traînée à la boucherie nationale comme une tête de bétail beuglante et
rétive, ne s'imaginait sans doute pas qu'elle avait à expier le supplice de
Louis XVI. Car souvent nos plus grands crimes sont ceux que nous ne comprenons
pas. Lorsque Marat disait que c'est un devoir d’humanité de verser un peu de
sang pour empêcher une effusion de sang plus grande, il empruntait cette
maxime, devinez à qui ? – Au doux et pieux Fénelon.
Dernièrement, on a publié des lettres inédites de Madame Elisabeth, et, dans une de ces lettres, l'angélique princesse déclare que tout est perdu si le roi n'a pas le courage de faire tomber trois têtes. Lesquelles ? Elle ne le dit pas, peut-être celles de Philippe d'Orléans, de Lafayette et de Mirabeau ! Un prince de sa famille, un honnête homme et un grand homme. Peu importe qui d'ailleurs, la douce princesse voulait trois têtes. Plus tard, Marat en demandait trois cent mille ; entre l'ange et le démon, il n'y avait qu'une différence de quelques zéros.
-- CHAPITRE
IV --
LA DOUBLE CHAÎNE
Le mouvement de serpents
autour du caducée indique la formation d'une chaîne.
Cette chaîne existe sous
deux formes : la forme droite et la forme circulaire. Partant d’un même centre,
elle coupe d'innombrables circonférences par d'innombrables rayons. La chaîne
droite, c'est la chaîne de transmission. La chaîne circulaire, c'est la chaîne
de participation, de diffusion, de communion, de religion. Ainsi se forme cette
roue composée de plusieurs roues tournant les unes dans, les autres, que nous
voyons flamboyer dans la vision d'Ezéchiel. La chaîne de transmission établit la solidarité entre les
générations successives.
Le point central est
blanc d'un côté et noir de l'autre.
Au côté noir se rattache
le serpent noir ; au côté blanc se rattache le serpent blanc. Le point central
représente le libre arbitre primitif, et à son côté noir commence le péché
originel.
Au côté noir commence le
courant fatal, au côté blanc se rattache le mouvement libre. Le point central
peut être représenté allégoriquement par la lune et les deux forces par deux
femmes, l'une blanche et l'autre noire.
La femme noire c'est Eve déchue, c'est la forme
passive, c'est l'infernale Hécate qui porte le croissant et la lune sur le
front.
La femme blanche, c'est
Maïa ou Maria qui tient à la fois sous son pied le croissant de la lune et la
tête du serpent noir.
Nous ne pouvons nous
expliquer plus clairement, car nous touchons au berceau de tous les dogmes.
Ils redeviennent enfants à nos yeux, et nous craignons de les blesser.
Le dogme du péché
originel, de quelque façon qu'on l'interprète, suppose la préexistence de nos
âmes, sinon dans leur vie spéciale, du moins dans la vie universelle.
Or, si l’on peut pécher
à son insu dans la vie universelle, on doit être sauvé de la même manière ;
mais ceci est un grand arcane.
La chaîne droite, le
rayon de la roue, la chaîne de transmission rend les générations solidaires les
unes des autres et fait que les pères sont punis dans les enfants, afin que par
les souffrances des enfants, les pères puissent être sauvés.
C’est pour cela que,
suivant la légende dogmatique, le Christ est descendu aux enfers d’où, ayant
arraché les leviers de fer et les portes d'airain, il est remonté vers le ciel
entraînant après lui la captivité captive.
Et la vie universelle
criait : Hosannah ! Car il avait brisé l'aiguillon de la mort !
Qu'est-ce que tout cela
veut dire ? Osera-t-on l’expliquer ? Pourra-t-on le deviner ou le comprendre ?
Les anciens hiérophantes
grecs représentaient aussi les deux forces figurées par les deux serpents sous
la forme de deux enfants qui luttaient l'un contre l'autre en prenant un globe
de leurs pieds et de leurs genoux.
Ces deux enfants étaient
Eros et Anteros, Cupidon et Hermès, le fol amour et l'amour sage. Et leur lutte
éternelle faisait l'équilibre du monde.
Si l'on n'admet pas que
nous ayons existé personnellement avant notre naissance sur la terre, il faut
entendre par le péché originel une dépravation volontaire du magnétisme humain
chez nos premiers parents, qui aurait rompu l'équilibre de la chaîne, en
donnant une funeste prédominance au serpent noir, c'est-à-dire au courant
astral de la vie morte et nous en souffrons les conséquences comme les enfants
qui naissent rachitiques à cause des vices de leurs pères, portent la peine des
fautes qu'ils n'ont pas personnellement commises.
Les souffrances extrêmes
de Jésus et des martyrs, les pénitences excessives des saints auraient eu pour
but de faire contre‑poids à ce manque d'équilibre, assez irréparable
d'ailleurs pour devoir entraîner finalement la conflagration du monde. La grâce
serait le serpent blanc sous les formes de la colombe et de l'agneau, le
courant astral de la vie chargé des mérites du rédempteur ou des saints.
Le diable ou tentateur
serait le courant astral de la mort, le serpent noir taché de tous les crimes
des hommes, écaillé de leurs mauvaises pensées, venimeux de tous leurs mauvais
désirs, en un mot le magnétisme du mal.
Or, entre le bien et le
mal, le conflit est éternel. Ils sont à jamais inconciliables. Le mal est donc
à jamais réprouvé, il est à jamais condamné aux tourments qui accompagnent le
désordre, et cependant dès notre enfance il ne cesse de nous solliciter et de
nous attirer à lui. Tout ce que la poésie dogmatique affirme du roi Satan
s'explique parfaitement par cet effrayant magnétisme d'autant plus terrible
qu'il est plus fatal, mais d'autant moins à craindre pour la vertu qu'il ne
saurait l'atteindre, et qu'avec le secours de la grâce elle est sûre de lui
résister.
-- CHAPITRE V
--
LES TÉNÈBRES EXTÉRIEURES
Nous avons dit que le
phénomène de la lumière physique s'opère et s'accomplit uniquement dans les
yeux qui la voient. C'est-à-dire que la visibilité n'existerait pas pour nous,
sans la faculté de vision.
Il en est de même de la
lumière intellectuelle, elle n'existe que pour les intelligences qui sont
capables de la voir. C'est la lumière intérieure en dehors de laquelle il
n'existe rien que les ténèbres extérieures où, suivant la parole du Christ, il
y a et il y aura toujours des pleurs et des grincements de dents.
Les ennemis du vrai
ressemblent à des enfants mutinés qui renverseraient et éteindraient tous les
flambeaux pour mieux crier et pleurer dans les ténèbres.
Le vrai est tellement
inséparable du bien que toute mauvaise action librement consentie et accomplie
sans que la conscience proteste, éteint la lumière de notre âme et nous jette
dans les ténèbres extérieures.
C'est là ce qui constitue
l'essence du péché mortel. Le pécheur est figuré dans la fable antique par
Œdipe qui, avant tué son père et outragé sa mère, finit par se crever les yeux.
Le père de
l’intelligence humaine, c'est le savoir et sa mère, c'est la croyance.
Il y avait deux arbres
dans l'Eden, l'arbre de science et l'arbre de vie.
C'est le savoir qui doit
et qui peut féconder la foi ; sans lui, elle s'épuise en avortements monstrueux
et ne produit que des fantômes.
C'est la foi qui doit
être la récompense du savoir et le but de tous ses efforts ; sans elle, il
finit par douter de lui-même et tombe dans un découragement profond, qui tourne
bientôt au désespoir.
Ainsi d'une part, les
croyants qui méprisent la science et qui méconnaissent la nature, et de
l'autre, les savants qui outragent, repoussent et veulent anéantir la foi, sont
également les ennemis de la lumière et se précipitent à l'envi, les uns les
autres, dans les ténèbres extérieures où Proud'hon et Veuillot font entendre
tour à tour leur voix plus triste que des pleurs, et passent en grinçant des
dents.
La vraie foi ne saurait
être en contradiction avec la vraie science. Aussi, toute explication du dogme
dont la science démontrerait la fausseté doit-elle être réprouvée par la foi.
Nous ne sommes plus au
temps où l'on disait : je crois parce que c'est absurde. Nous devons dire
maintenant : je crois parce qu'il serait absurde de ne pas croire ; Credo
quia absurdum non credere.
La science et la foi ne
sont plus deux machines de guerre prêtes à s'entrechoquer, ce sont les deux
colonnes destinées à soutenir le fronton du temple de la paix. Il faut nettoyer
l’or du sanctuaire si souvent terni par la crasse sacerdotale.
Le Christ l'a dit : Les
paroles du dogme sont esprit et vie et la matière n'y est pour rien. Il a dit
aussi : Ne jugez point si vous craignez d’être jugés, car le jugement que
vous aurez arrêté vous sera applicable et vous serez mesurés avec la mesure que
vous aurez déterminée. Quel splendide éloge de la sagesse du doute ! Et
quelle proclamation de la liberté de conscience ! En effet, une chose est
évidente pour quiconque aime à écouter le bon sens, c’est que, s’il existait
une loi rigoureuse, applicable à tous et sans l’observation de laquelle il fût
impossible d’être sauvé, il faudrait que cette loi fût promulguée de manière à
ce que personne ne pût douter de sa promulgation. En pareille matière, un doute
possible c’est une négation formelle, et si un seul homme peut ignorer
l’existence d’une loi, c’est que cette loi n’est point divine.
Il n’y
a point deux manières d’être honnête homme. La religion serait-elle moins
importante que la probité ? Non sans doute, et c’est pour cela qu’il n’y a
jamais eu qu’une religion dans le monde. Les dissidences ne sont qu’apparentes.
Mais ce qu’il y a toujours eu d’irréligieux et d’horrible, c’est le fanatisme
des ignorants, qui se damnent les uns les autres.
La
religion véritable, c’est la religion universelle, et c’est pour cela que celle
qui s’appelle catholique porte seule le nom qui indique la vérité. Cette
religion, d’ailleurs, possède et conserve l’orthodoxie du dogme, la hiérarchie
des pouvoirs, l’efficacité du culte et la magie véritable des cérémonies. C’est
donc la religion typique et normale, la religion mère à qui appartiennent de
droit les traditions de Moïse et les antiques oracles d’Hermès. En soutenant
cela malgré le pape s’il le faut, nous serons au besoin plus catholique que le
pape et plus protestant que Luther.
La
vraie religion, c’est surtout la lumière intérieure, et les formes religieuses
se multiplient souvent et s’éclairent du phosphore spectral dans les ténèbres
extérieures ; mais il faut respecter la forme même chez les âmes qui ne
comprennent pas l’esprit. La science ne peut pas et ne doit pas user de
représailles envers l’ignorance.
Le fanatisme ne sait pas
pourquoi la foi a raison, et la raison, tout en reconnaissant que la religion
est nécessaire, sait parfaitement en quoi et pourquoi la superstition a tort.
Toute la religion
chrétienne et catholique est basée sur le dogme de la grâce, c'est-à-dire de la
gratuité. Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement, dit saint Paul. La
religion est essentiellement une institution de bienfaisance. L'Eglise est une
maison de secours pour les déshérités de la philosophie. On peut se passer
d'elle, mais il ne faut pas l'attaquer. Les pauvres qui se dispensent de
recourir à l'assistance publique n'ont pas pour cela le droit de la décrier.
L’homme qui vit honnêtement sans religion se prive lui-même d'un grand
secours, mais il ne fait point de tort à Dieu. Les dons gratuits ne se
remplacent point par des châtiments lorsqu'on les refuse, et Dieu n'est point
un usurier qui fasse payer aux hommes les intérêts de ce qu'ils n'ont pas
emprunté. Les hommes ont besoin de la religion, mais la religion n'a pas besoin
des hommes. Ceux qui ne reconnaissent pas la loi, dit saint Paul, seront jugés
en dehors de la loi. Or, il ne parle pas ici de la loi naturelle, mais bien de
la loi religieuse, ou, pour parler plus exactement, des prescriptions sacerdotales.
En dehors de ces vérités
si douces et si pures, il n'y a que les ténèbres extérieures où pleurent ceux
que la religion mal comprise ne saurait consoler, et où les sectaires qui
prennent la haine pour l'amour grincent des dents les uns contre les autres.
Sainte Thérèse eut un
jour une vision formidable. Il lui semblait qu'elle était en enfer et qu'elle
était murée entre des murailles vivantes qui se resserraient toujours sans
pouvoir jamais l'étouffer. Ces murailles étaient faites avec des murailles
palpables et nous ont fait songer à cette parole menaçante du Christ :
« Les ténèbres extérieures. « Représentons-nous une âme qui, par
haine de la lumière, s’est rendue aveugle comme Œdipe ; elle a résisté à tous
les attraits de la vie et partout la vie la repousse ainsi que la lumière. La
voilà lancée hors de l'attraction des mondes et de la clarté des soleils. Elle
est seule dans l'immensité noire à jamais réelle pour elle seule et pour les
aveugles volontaires qui lui ressemblent. Elle est immobile dans l'ombre et
souffre un étouffement éternel dans la nuit. Il lui semble que tout est anéanti
excepté sa souffrance capable de remplir l'infini. Ô douleur ! Avoir pu
comprendre et s'être obstiné dans l'idiotisme d'une foi insensée ! Avoir
pu aimer et avoir atrophié son cœur ! Oh ! Une heure seulement ou du
moins une minute, rien qu'une minute des joies les plus imparfaites et des plus
fugitives amours ! Un peu d'air ! Un peu de soleil ! Ou rien
qu'un clair de lune et une pelouse pour danser ! Une goutte de vie ou moins
qu'une goutte, une larme ! Et l’éternité implacable lui répond : Que
parles-tu de larmes, tu ne peux même plus pleurer ! Les pleurs sont la
rosée de la vie et le suintement de la sève d'amour ; tu t'es exilée dans l'égoïsme
et tu t'es murée dans la mort !
Ah ! Vous avez
voulu être plus saints que Dieu ! Ah ! Vous avez craché au nez de Madame
votre mère, la chaste et divine nature ! Ah ! Vous avez maudit la science,
l'intelligence et le progrès ! Ah ! Vous avez cru que pour vivre éternellement,
il faut ressembler à un cadavre et se dessécher comme une momie ! Vous
voilà tels que vous vous êtes faits, jouissez en paix de l'éternité que vous
avez choisie ! Mais non, pauvres gens, ceux que vous appeliez pécheurs et
maudits iront vous sauver. Nous agrandirons la lumière, nous irons percer votre
mur, nous vous arracherons à votre inertie. Un essaim d'amours ou, si vous
voulez, une légion d'anges (ils sont faits de la même manière) vous
entortillera et vous entraînera avec des guirlandes de fleurs, et vous vous débattrez
en vain comme le Méphistophélès du beau drame philosophique de Gœthe. Malgré
vous, vos disciplines et vos visages pâles, vous revivrez, vous aimerez, vous
saurez, vous verrez et, sur les débris du dernier cloître, vous viendrez danser
avec nous la ronde infernale de Faust !
Heureux, du temps de
Jésus, ceux qui pleuraient ! Heureux, maintenant, ceux qui savent rire, pour
ce que rire est le propre de l’homme, comme l'a dit le grand prophète
Rabelais, le Messie de la Renaissance. Le rire c'est l'indulgence, le rire
c'est la philosophie. Le ciel s'apaise quand il rit, et le grand Arcane de la
toute puissance divine n'est rien qu'un sourire éternel !
-- CHAPITRE VI
--
LE GRAND SECRET
Sagesse, moralité,
vertus : mots respectables, mais vagues sur lesquels on dispute depuis des
siècles sans être parvenu à s'entendre !
Je veux être sage, mais
serai-je bien sûr de ma sagesse tant que je pourrai croire que les fous sont
plus heureux ou même plus joyeux que moi ?
Il faut avoir des mœurs,
mais nous sommes tous un peu comme les enfants ; les moralités nous endorment.
C'est qu'on nous fait de sottes moralités qui ne conviennent pas à notre
nature. On nous parle de ce qui ne nous regarde pas et nous pensons à autre
chose.
La vertu est une grande
chose : son nom veut dire force, puissance. Le monde subsiste par la vertu de
Dieu. Mais en quoi consiste pour nous la vertu ? Est-ce une vertu de jeûner
pour s'affaiblir la tête et s'émacier le visage ? Appellerons-nous vertu
la simplicité de l'honnête homme qui se laisse dépouiller par des fripons ?
Est-ce une vertu de s'abstenir dans la crainte d'abuser ? Que penserions-nous
d'un homme qui ne marcherait pas de peur de se casser la jambe ? La vertu en
toutes choses est l'opposé de la nullité, de la torpeur et de l'impuissance.
La vertu suppose
l'action ; car si l'on oppose ordinairement la vertu aux passions, c'est pour
faire entendre qu'elle seule n'est jamais passive.
La vertu n'est pas
seulement la force, mais la raison directrice de la force. C'est le pouvoir
équilibrant de la vie.
Le grand secret de la
vertu, de la virtualité et de la vie, soit temporelle, soit éternelle, peut se
formuler :
L’art de balancer les
forces pour équilibrer le mouvement.
L'équilibre qu'il faut
chercher n'est pas celui qui produit l'immobilité, mais celui qui régularise
le mouvement. Car l'immobilité c'est la mort, et le mouvement c'est la vie.
Cet équilibre moteur,
c'est celui de la nature elle-même. La nature en équilibrant les forces fatales
produit le mal physique ou même la destruction apparente pour l'homme mal
équilibré. L'homme s'affranchit des maux de la nature en sachant se soustraire
par un usage intelligent de sa liberté à la fatalité des forces. Nous employons
ici le mot fatalité parce que les forces imprévues et incomprises par l'homme
mal équilibré lui semblent nécessairement fatales.
La nature a pourvu à la
conservation des animaux doués d'instinct, mais elle a tout disposé pour que
l'homme imprévoyant périsse.
Les animaux vivent pour
ainsi dire d'eux-mêmes et sans efforts. L'homme seul doit apprendre à vivre.
Or, la science de la vie, c’est la science de l'équilibre moral.
Concilier le savoir et
la religion, la raison et le sentiment, l'énergie et la douceur, voilà le fond
de cet équilibre.
La vraie force
invincible, c'est la force sans violence. Les hommes violents sont des hommes
faibles et imprévoyants dont les efforts se retournent toujours contre
eux-mêmes.
L'affection violente
ressemble à la haine et presque à l'aversion.
La colère violente fait
qu'on se livre à ses ennemis aveuglément. Les héros d'Homère, lorsqu'ils
s'attaquent, ont soin de s’insulter pour tâcher de se mettre réciproquement en
fureur, sachant bien que, suivant toutes probabilités, le plus furieux des deux
sera vaincu.
Le bouillant Achille
était prédestiné à périr malheureusement. Il est le plus fier et le plus
vaillant des Grecs et ne cause à ses concitoyens que des désastres.
Celui qui fait prendre
Troie, c'est le prudent et patient Ulysse, qui se ménage toujours et ne frappe
jamais qu'à coup sûr. Achille c'est la passion et Ulysse c'est la vertu ; et
c'est suivant cette donnée qu’il faut comprendre la haute portée philosophique
et morale des poèmes d'Homère.
L'auteur de ces poèmes
était sans doute un initié de premier ordre, et le grand arcane de la Haute
Magie pratique est tout entier dans l'Odyssée.
Le grand arcane de la
magie, l'arcane unique et incommunicable, a pour objet de mettre en quelque
sorte la puissance divine au service de la volonté de l'homme.
Pour arriver à la
réalisation de cet arcane, il faut SAVOIR ce qu'on doit faire, VOULOIR ce qu'il
faut, OSER ce qu'on doit et SE TAIRE avec discernement.
L'Ulysse d'Homère a
contre lui les dieux, les éléments, les cyclopes, les sirènes, Circé, etc.
C'est-à-dire toutes les difficultés et tous les dangers de la vie.
Son palais est envahi,
sa femme est obsédée, ses biens sont au pillage, sa mort est résolue, ses
compagnons il les perd, ses vaisseaux sont submergés ; il reste enfin seul et
en lutte contre la nuit et contre la mer. Et seul, il fléchit les dieux, il
échappe à la mer, il aveugle le cyclope, il trompe les sirènes, il dompte
Circé, il reprend son palais, il délivre sa femme, il tue ceux qui voulaient sa
mort parce qu'il voulait revoir Ithaque et Pénélope, parce qu’il savait
toujours se tirer du danger, parce qu'il osait à propos et parce qu'il
se taisait toujours lorsqu'il n'était pas expédient de parler.
Mais, diraient avec
désappointement les amateurs de contes bleus, ceci n'est point de la magie.
N'existe-t-il pas des talismans, des herbes, des racines qui font opérer des
prodiges ? N'est-il pas des formules mystérieuses qui ouvrent les portes
fermées et font apparaître les esprits ? Parlez-nous de cela et remettons à
une autre fois vos commentaires sur l'Odyssée.
Vous savez, enfants, car
c'est à des enfants sans doute que j'ai à répondre, vous savez, si vous avez lu
mes précédents ouvrages, que je reconnais l’efficacité relative des formules,
des herbes et des talismans. Mais ce sont là des petits moyens qui se
rattachent aux petits mystères. Je vous parle maintenant des grandes forces
morales et non des instruments matériels. Les formules appartiennent aux rites
de l'initiation, les talismans sont des auxiliaires magnétiques, les racines et
les herbes sont du ressort de la médecine occulte et Homère lui-même ne les
dédaigne pas. Le Moly, le Lothos et le Népenthés tiennent leur place dans ces
poèmes, mais ce sont là des ornements très accessoires. La coupe de Circé ne
peut rien sur Ulysse qui en connaît les effets funestes et qui sait se
dispenser d'y boire. L’initié à la haute science des mages n'a rien à craindre
des sorciers.
Les personnes qui ont
recours à la magie cérémonielle et qui viennent consulter les devins ressemblent
à celles qui, en multipliant lu pratiques de dévotion, veulent ou espèrent
suppléer à la religion véritable. Jamais vous ne les renverrez contentes en
leur donnant de sages conseils.
Toutes vous cachent un
secret qui est bien facile à deviner et qui est celui-ci : j'ai une passion que
la raison condamne et que je préfère à la raison ; c'est pourquoi je viens consulter
l'oracle de la déraison, afin qu'elle me dise d'espérer, qu'elle m'aide à
tromper ma conscience, et qu'elle rende la paix à mon cœur. Elles viennent
ainsi boire à une source trompeuse qui, loin d'apaiser leur soif, les altère
toujours davantage. Le charlatan débite des oracles obscurs, on y trouve ce
qu'on veut y trouver et l'on revient chercher des éclaircissements. On revient
le lendemain, le surlendemain, on revient toujours et c'est ainsi que les
tireuses de cartes font fortune.
Les gnostiques
basilidiens disaient que Sophie, la sagesse naturelle de l'homme, devenue
amoureuse d'elle-même, comme le Narcisse de la fable, détourna ses regards de
son principe et s'élança hors de ce cercle tracé par la lumière divine qu'ils
appelaient le plérôme. Seule alors dans les ténèbres, elle fit des sacrilèges
pour enfanter la lumière. Et comme l'hémoroësse de l'évangile, elle perdait son
sang qui se transformait en monstres horribles. La plus dangereuse de toutes
les folies, c'est la sagesse corrompue.
Les cœurs corrompus
empoisonnent toute la nature. Pour eux, la splendeur des beaux jours n'est
qu'un éblouissant ennui et toutes les joies de la vie, mortes pour ces âmes
mortes, se dressent devant eux pour les maudire, en leur disant comme les
spectres de Richard III : « Désespère et meure. » Les beaux enthousiasmes
les font sourire et ils jettent à l'amour et à la beauté, comme pour se venger,
les dédains insolents de Sténio et de Rollon. Il ne faut pas laisser tomber ses
bras en accusant la fatalité, il faut lutter contre elle et la vaincre. Ceux
qui succombent dans ce combat sont ceux qui n'ont pas su ou qui n’ont pas voulu
triompher. Ne pas savoir, c'est une excuse, mais ce n'est pas une justification,
puisqu'on peut apprendre. « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce
qu'ils font, » disait le Christ expirant. S'il était permis de ne pas
savoir, la prière du Sauveur eût manqué de justesse et le père n'aurait eu rien
à pardonner.
Lorsqu'on ne sait pas,
il faut vouloir apprendre. Tant qu'on ne sait pas, il est téméraire d'oser,
mais il est toujours bon de se taire.
-- CHAPITRE VII --
LE POUVOIR QUI CRÉE ET
QUI TRANSFORME
La volonté est
essentiellement réalisatrice, nous pouvons tout ce que nous croyons raisonnablement
pouvoir.
Dans sa sphère d'action,
l'homme dispose de la toute puissance de Dieu ; il peut créer et transformer.
Cette puissance, il doit
d'abord l'exercer sur lui-même. Lorsqu'il vient au monde, ses facultés sont un
chaos, les ténèbres de l'intelligence couvrent l'abîme de son cœur, et son
esprit est balancé sur l’incertitude comme s'il était porté sur les ondes.
La raison alors lui est
donnée, mais cette raison est passive encore, c'est à lui de la rendre active ;
c'est à lui de faire rayonner son front au milieu des ondes et de crier : Que
la lumière soit !
Il se fait une raison,
il se fait une conscience ; il se fait un cœur. La loi divine sera pour lui telle
qu'il l'aura faite, et la nature entière deviendra pour lui ce qu'il voudra.
L'éternité entrera et
tiendra dans son souvenir. Il dira à l'esprit : sois matière, et à la matière
: sois esprit, et l'esprit et la matière lui obéiront !
Toute substance se
modifie par l'action, toute action est dirigée par l'esprit, tout esprit se
dirige suivant une volonté et toute volonté est déterminée par une raison.
La réalité des choses
est dans leur raison d'être. Cette raison des choses est le principe de ce qui
est.
Tout n'est que force et
matière, disent les athées.
C'est comme si l'on
affirmait que les livres ne sont que du papier et de l'encre.
La madère est
l'auxiliaire de l'esprit, sans l'esprit elle n'aurait pas de raison d’être et
elle ne serait pas.
La matière se transforme
en esprit par l’intermédiaire de nos sens, et cette transformation sensible,
seulement pour nos âmes, est ce qu'on nomme le plaisir.
Le plaisir est le
sentiment d'une action divine. Se nourrir, c'est créer la vie et transformer,
de la manière la plus merveilleuse, les substances mortes en substances
vivantes.
Pourquoi la nature
entraîne-t-elle les sexes l’un vers l’autre avec tant de ravissement et tant
d'ivresse ? C'est qu'elle les convie au grand oeuvre par excellence, à l'œuvre
de l'éternelle fécondité.
Que parle-t-on des joies
de la chair ? La chair n'a ni tristesses ni joies : elle est un instrument
passif. Nos nerfs sont les cordes du violon avec lequel la nature nous fait
entendre et sentir la musique de la volupté, et toutes les joies de la vie,
même les plus troublées, sont le partage exclusif de l'âme.
Qu'est-ce que la beauté,
sinon l’empreinte de 1’esprit sur la matière ? Le corps de la Vénus de Milo
a-t-il besoin d'être de chair pour enchanter nos yeux et exalter notre pensée ?
La beauté de la femme, c’est l'hymne de la maternité ; la forme douce et
délicate de son sein nous rappelle sans cesse la première soif de nos lèvres ;
nous voudrions pouvoir lui rendre en éternels baisers, ce qu'il nous a donné en
suaves effusions. Est-ce alors de la chair que nous sommes amoureux ?
Dépouillés de leur adorable poésie, que nous inspireraient ces tampons
élastiques et glanduleux recouverts d'une peau tantôt brune, tantôt blanche et
rose ? Et que deviendraient nos plus charmantes émotions si la main de
l’amant, cessant de trembler, devait s'armer de la loupe du physicien ou du
scalpel de l’anatomiste ?
Dans une fable
ingénieuse, Apulée raconte qu'un expérimentateur maladroit ayant séduit la
servante d'une magicienne, qui lui procure une pommade préparée par sa
maîtresse, essaie de se changer en oiseau et n'arrive qu'à se métamorphoser en
âne. On lui dit que pour reprendre sa première forme, il lui suffira de manger
des roses, et il croit d'abord la chose bien facile. Mais il s'aperçoit bientôt
que les roses ne sont pas faites pour les ânes. Dès qu’il veut s'approcher d'un
rosier, on le repousse à coups de bâton, il souffre mille maux et ne peut être
enfin délivré que par l’intervention directe de la divinité.
On a soupçonné Apulée
d'avoir été chrétien, et on a cru voir, dans cette légende de l’âne, une
critique voilée des mystères du Christianisme. Jaloux de s'envoler au ciel, les
chrétiens auraient méconnu la science et seraient tombés sous le joug de cette
foi aveugle qui les faisait accuser, pendant les premiers siècles, d'adorer la
tête d'un âne.
Esclaves d'une austérité
fatale, ils ne pouvaient plus s'approcher de ces beautés naturelles qui sont
figurées par les roses. Le plaisir, la beauté, la nature même et la vie étaient
voués à l'anathème par ces rudes et ignorants conducteurs qui chassaient devant
le pauvre âne de Bethléem. C'est alors que le moyen âge rêva le roman de la
rose. C’est alors que les initiés aux sciences de l'antiquité, jaloux de
reconquérir la rose sans abjurer la croix, en réunirent les images et prirent
le nom de Rose-Croix, afin que la rose fût encore la croix et que la croix à
son tour pût immortaliser la rose.
Il n'existe de vrai
plaisir, de vraie beauté, de véritable amour que pour les sages qui sont
vraiment les créateurs de leur propre félicité. Ils s'abstiennent pour
apprendre à bien oser, et s'ils se privent, c'est pour acheter un bonheur.
Quelle misère est plus
déplorable que celle de l'âme et combien sont à plaindre ceux qui ont appauvri
leur cœur ! Comparez la pauvreté d'Homère à la richesse de Trimalcyon, et
dites-nous lequel des deux est le misérable ? Qu'est-ce que des biens qui
nous pervertissent et que nous ne possédons jamais puisqu'il faut toujours les
perdre ou les laisser à d'autres ? A quoi servent-ils s'ils ne sont pas entre
nos mains les instruments de la sagesse ? A augmenter les besoins de la vie
animale, à nous abrutir dans la satiété et le dégoût. Est-ce là le but de
l'existence ? Est-ce le positif de la vie ? N'en est-ce pas au contraire
l'idéal le plus faux et le plus dépravé ? User son âme pour engraisser son
corps, ce serait déjà une bien grande folie ; mais tuer à la fois son âme et
son corps pour laisser un jour une grande fortune à un jeune idiot qui la
jettera à pleines mains dans le giron banal de la première courtisane venue,
n'est-ce pas le comble de la démence ? Et voilà pourtant ce que font des hommes
sérieux qui traitent les philosophes et les poètes de rêveurs.
Ce que je trouve
désirable, disait Curius, ce n’est point d'avoir des richesses, c'est de
commander à ceux qui en ont, et saint Vincent de Paul, sans songer peut-être à
la maxime de Curius, en a révélé toute la grandeur au profit de la
bienfaisance. Quel souverain eût jamais pu fonder tant d'hospices, doter tant
d'asiles ? Quel Rotschild eût trouvé assez de millions pour cela ? Le pauvre
prêtre Vincent de Paul a vou1u, il a parlé et les richesses ont obéi.
C’est
qu'il possédait la puissance qui crée et qui transforme, une volonté
persévérante et sage appuyée sur les lois les plus sacrées de la nature.
Apprenez à vouloir ce que Dieu veut et tout ce que vous voudrez, certainement
s'accomplira.
Sachez aussi que les
contraires se réalisent par les contraires : la cupidité est toujours pauvre,
le désintéressement est toujours riche.
L’orgueil provoque le
mépris, la modestie attire la louange, le libertinage tue le plaisir, la
tempérance épure et renouvelle les jouissances. Vous obtiendrez toujours, et à
coup sûr, le contraire de ce que vous voulez injustement, et vous retrouverez
toujours le centuple de ce que vous sacrifierez pour la justice.
Si donc vous voulez
récolter à gauche, semez à droite ; et méditez sur ce conseil qui a l'apparence
d'un paradoxe et qui vous fait entrevoir un des plus grands secrets de la
philosophie occulte.
Voulez-vous attirer,
faites le vide. Ceci s'accomplit en vertu d'une loi physique analogue à une
loi morale. Les courants impétueux cherchent les profondeurs immenses. Les
eaux sont filles des nuages et des montagnes et cherchent toujours les
vallées. Les vraies jouissances viennent d'en haut, nous l'avons déjà dit :
c'est le désir qui les attire, et le désir est un abîme.
Le rien attire le tout
et c'est pour cela que les êtres les plus indignes d'amour sont quelquefois les
plus aimés. La plénitude cherche le vide et le vide suce la plénitude. Les
animaux et les nourrices le savent bien.
Pindare n'eut jamais
aimé Sapho, et Sapho devait se résigner à tous les dédains de Phaon. Un homme
et une femme de génie sont frère et sœur ; leur accouplement serait un inceste
et l'homme qui est seulement un homme n'aimera jamais une femme à barbe.
Rousseau semblait avoir
pressenti cela lorsqu'il épousait une servante, une virago stupide et cupide.
Mais il ne put jamais faire comprendre à Thérèse sa supériorité intellectuelle,
et il lui était évidemment inférieur dans les grossièretés de l'existence. Dans
le ménage, Thérèse était l'homme et Rousseau la femme. Rousseau était trop fier
pour accepter une semblable position. Il protesta contre le ménage en mettant
aux enfants trouvés les enfants de Thérèse. Il mit ainsi la nature entre elle
et lui, et s'exposa à toutes les vengeances de la mère.
Hommes de génie ne
faites point d'enfants ; vos seuls enfants légitimes sont vos livres et ne vous
mariez jamais ; votre épouse à vous, c'est la gloire ! Gardez votre
virilité pour elle ; et quand même vous trouveriez une Héloïse, ne vous exposez
pas pour une femme à la destinée d'Abailard !
-- CHAPITRE VIII --
LES ÉMANATIONS ASTRALES
ET LES PROJECTIONS MAGNÉTIQUES
Un Univers, c'est un
groupe de globes aimantés qui s'attirent et se repoussent les uns les autres.
Les êtres produits par les différents globes participent à leur aimantation
spéciale balancée par l'aimantation universelle.
Les hommes mal
équilibrés sont des aimants déréglés ou excessifs, que la nature balance les
uns par les autres jusqu'à ce que le défaut partiel d'équilibre ait produit la
destruction.
L’analyse spectrale de
Bumsen conduira la science à distinguer la spécialité des aimants et à donner
ainsi une raison scientifique des intuitions anciennes de l'astrologie
judiciaire. Les diverses planètes du système exercent certainement une action
magnétique sur notre globe et sur les diverses organisations des êtres vivants
qui l'habitent.
Nous buvons tous les
arômes du ciel mêlés à l'esprit de la terre et liés sous l'influence de
diverses étoiles, nous avons tous une préférence pour une force caractérisée
par une forme, pour un génie et pour une couleur.
La Pythonisse de
Delphes, assise sur un trépied au-dessus d'une crevasse de la terre aspirait le
fluide astral par les parties sexuelles, tombait en démence ou en somnambulisme
et proférait des paroles incohérentes qui étaient parfois des oracles. Toutes
les natures nerveuses livrées aux désordres des passions ressemblent à la
Pythonisse et aspirent le Python, c'est-à-dire l'esprit mauvais et fatal de la
terre, puis elles projettent avec force le fluide qui les a pénétrées, aspirent
ensuite avec une force égale le fluide vital des autres êtres pour l'absorber,
exerçant ainsi tour à tour, la puissance mauvaise du Jettatore et du
vampire.
Si les malades atteints
de cet aspir et de ce respir délétères les prennent pour une
puissance et veulent en augmenter l'ascension et la projection, ils manifestent
leurs désirs par des cérémonies qui s'appellent évocations, envoûtement, et
deviennent ce qu'on appelait autrefois des nécromants et des sorciers.
Tout appel à une
intelligence inconnue et étrangère, dont l'existence ne nous est pas démontrée
et qui a pour but de substituer sa direction à celle de notre raison et de
notre libre arbitre, peut être considéré comme un suicide intellectuel, car
c'est un appel à la folie.
Tout ce qui abandonne
une volonté à des forces mystérieuses, tout ce qui fait parler en nous d'autres
voix que celles de la conscience et de la raison, appartient à l'aliénation
mentale.
Les fous sont des
visionnaires statiques. Une vision lorsqu'on est éveillé est un accès de folie.
L'art des évocations, c'est l'art de se procurer une folie factice dont on
provoque les accès.
Toute vision est de la
nature du rêve. C'est une fiction de notre démence. C'est un nuage de nos
imaginations déréglées projeté dans la lumière astrale ; c'est nous-mêmes qui
nous apparaissons à nous-mêmes déguisés en fantômes, en cadavres ou en démons.
Les fous, dans le cercle
de leur attraction et de leur projection magnétique, semblent faire extravaguer
la nature : les meubles craquent et se déplacent, les corps légers sont attirés
ou lancés à distance. Les aliénistes le savent bien, mais ils craignent d'en
convenir, parce que la science officielle n'a pas encore admis que les êtres
humains soient des aimants et que ces aimants puissent être déréglés et
faussés. L'abbé Vianney, curé d'Ars, se croyait sans cesse turlupiné par le
démon ; et Berbiguier de Terre‑Neuve‑du‑Thym se munissait de
longues épingles pour enfiler les farfadets.
Or, le point d'appui
existe dans la résistance que leur oppose le progrès indiscipliné. Dans la
démocratie, ce qui rend impossible l'organisation d'une armée, c'est que chaque
soldat veut être général. Il n'y a qu'un général chez les Jésuites.
L'obéissance est la
gymnastique de la liberté et pour arriver à faire toujours ce qu'on veut, il
faut apprendre à faire souvent ce qu'on ne voudrait pas faire. Ce qui nous
plaît, c'est être au service de la fantaisie, faire ce que nous devons vouloir,
c'est exercer et faire triompher à la fois la raison et la volonté.
Les contraires
s'affirment et se confirment par les contraires. Regarder à gauche lorsqu'on
veut aller à droite c'est de la dissimulation et de la prudence, mais jeter
des poids dans le plateau de gauche d'une balance lorsqu’on veut faire monter
le plateau de droite, c’est connaître les lois de la dynamique et de
l’équilibre.
En dynamique, c'est la
résistance qui détermine la quantité de la force, mais il n'est point de
résistance qui ne soit vaincue par la persistance de l'effort et du mouvement,
c'est ainsi que la souris ronge le câble et que la goutte d'eau perce le
rocher.
L'effort renouvelé tous
les jours augmente et conserve la force, l'action en fût-elle appliquée
d'ailleurs à une chose indifférente en elle-même ou bien déraisonnable et
ridicule. C'est une occupation peu sérieuse en apparence que de rouler entre
ses doigts les graines d'un rosaire en répétant deux ou trois cents fois : je
vous salue Marie. Eh bien ! Qu'une religieuse se couche sans avoir dit son
chapelet, elle se réveillera le lendemain désespérée, n'aura pas le courage de
faire la prière du matin et sera distraite pendant l’office. Aussi leurs
directeurs leur répètent-ils sans cesse et avec raison de ne pas négliger les
petites choses.
Les grimoires et les
rituels magiques sont pleins de prescriptions minutieuses et en apparence
ridicules :
Manger pendant dix ou
vingt jours des aliments sans sel, dormir appuyé sur le coude, sacrifier un coq
noir à minuit dans un carrefour au milieu d'une forêt, aller dans un cimetière
prendre une poignée de terre sur la fosse récente d'un mort etc., etc., puis se
couvrir de certains vêtements bizarres et prononcer de longues et fastidieuses
conjurations. Les auteurs de ces livres voulaient-ils se moquer de leurs
lecteurs ? Leur révélaient-ils des secrets véritables ? Non, ils ne se moquaient
pas, et leurs enseignements étaient sérieux. Ils avaient pour but d'exalter
l’imagination de leurs adeptes et de leur donner conscience d'une force
supplémentaire qui existe dès qu'on y croit et qui s'augmente toujours par la
persévérance des efforts. Seulement, il peut arriver que par la loi de réaction
des contraires, on évoque le diable en s’obstinant à prier Dieu, et qu'après
des conjurations sataniques, on entende pleurer les anges. Tout l'enfer dansait
aux sonnettes, quand saint Antoine disait ses psaumes, et le paradis semblait
renaître devant les enchantements du grand Albert ou de Merlin.
C'est que les cérémonies
en elles-mêmes sont peu de chose, et que tout dépend de l'aspir et du respir.
Les formules consacrées par un long usage, nous mettent en communication avec
les vivants et les morts, et notre volonté qui entre ainsi dans les grands courants
peut s'armer de toutes leurs effluves. Une servante qui pratique, peut, à un
moment donné, disposer de la toute puissance même temporelle de l’Eglise
soutenue par les armes de la France, comme il a bien paru lors du baptême et de
l'enlèvement du juif Mortara. Toute la civilisation de l'Europe, au XIXe
siècle, a protesté contre cet acte, et l'a subi parce qu'une servante dévote
l'avait voulu. Mais la terre envoyait pour auxiliaire à cette fille les
émanations spectrales des siècles de saint Dominique et de Torquemada ; saint
Ghisleri priait pour elle. L'ombre du grand roi révocateur de l'édit de Nantes
lui faisait un signe d’approbation, et le monde clérical tout entier était prêt
à la soutenir.
Jeanne d'Arc, qui fut
brûlée comme sorcière, avait, en effet, attiré en elle, l’esprit de la France
héroïque, et le répandait d'une manière merveilleuse en électrisant notre
armée, et en faisant fuir les Anglais. Un pape l'a réhabilitée ; c'est trop
peu, il fallait la canoniser. Si cette thaumaturge n'était pas une sorcière,
c'était évidemment une sainte. Qu'est-ce qu'un sorcier après tout ? C'est un
thaumaturge que le pape n'approuve pas.
Les miracles sont, si
l'on veut me passer cette expression, les extravagances de la nature produites
par l'exaltation de l'homme. Ils se produisent toujours en vertu des mêmes
lois. Tout personnage d'une célébrité populaire ferait des miracles, en fait
parfois sans le, vouloir. Du temps où la France adorait ses rois, les rois de
France guérissaient les écrouelles, et de nos jours la grande popularité de
ces soldats pittoresques et barbares qu’on nomme les zouaves a développé chez
un zouave nommé Jacob la faculté de guérir par la voix et par le regard. On dit
que ce zouave a quitté son corps pour passer aux grenadiers, et nous regardons
comme certain que le grenadier Jacob n'aura plus la puissance qui appartenait
exclusivement au zouave.
Du temps des druides, il
y avait dans les Gaules des femmes thaumaturges qu'on appelait les Elfes et
les Fées. Pour les druides, c'étaient des saintes, pour les Chrétiens, ce sont
des sorcières. Joseph Balsamo, que ses disciples appelaient le divin
Cagliostro, fut con,damné à Rome, comme hérétique et sorcier, pour avoir fait
des prédictions et des miracles sans l'autorisation de l'ordinaire. Or, en cela
les inquisiteurs avaient raison, puisque l'Eglise romaine seule possède le
monopole de la Haute Magie et des cérémonies efficaces. Avec de l'eau et du
sel, elle charme les démons, avec du pain et du vin, elle évoque Dieu et le
force à se rendre visible et palpable sur la terre ; avec de l'huile, elle
donne la santé et le pardon.
Elle fait plus encore,
elle crée des prêtres et des rois.
Elle seule comprend et
fait comprendre pourquoi les rois du triple royaume magique, les trois mages,
guidés par l'étoile flamboyante, sont venus pour offrir à Jésus-Christ dans
son berceau, l'or qui fascine les yeux, et fait la conquête des cœurs, l'encens
qui porte l'ascétisme au cerveau, et la myrrhe qui conserve les cadavres et
rend palpable en quelque sorte le dogme de l'immortalité en faisant voir
l'inviolabilité et l'incorruption dans la mort.
-- CHAPITRE IX
--
LE SACRIFICE MAGIQUE
Parlons d'abord, en
général, du sacrifice. Qu'est-ce que le sacrifice ? Le sacrifice, c'est la
réalisation du dévouement.
C’est la substitution de
l'innocent au coupable, dans l’œuvre volontaire de l'expiation.
C'est la compensation
par la généreuse justice du juste qui subit la peine de la lâche injustice du
rebelle qui a usurpé le plaisir.
C’est la tempérance du
sage qui fait contrepoids, dans la vie universelle, aux orgies des insensés.
Voilà ce que le
sacrifice est en réalité, voilà surtout ce qu'il doit être.
Dans l'ancien monde, le
sacrifice était rarement volontaire. L'homme coupable dévouait alors au
supplice ce qu'il regardait comme sa conquête ou sa propriété.
Or la magie noire est la
continuation occulte des rites proscrits de l'ancien monde. L'immolation est
le fond des mystères de la nigromantie et les envoûtements sont des sacrifices
magiques où le magnétisme du mal se substitue au bûcher et au couteau. En
religion, c'est la foi qui sauve ; en magie noire, c'est la foi qui tue !
Nous avons déjà fait
comprendre que la magie noire est la religion de la mort.
Mourir à la place d'un autre, voilà le sacrifice sublime. Tuer un autre pour ne pas mourir, voilà le sacrifice impie. Consentir au meurtre d’un innocent afin de nous assurer l’impunité de nos erreurs, ce serait la dernière et la plus impardonnable des lâchetés, si l'offrande de la victime n'était pas volontaire et si cette victime n'avait pas le droit de s'offrir comme supérieure à nous et absolument maîtresse d'elle-même. C'est ainsi que pour le rachat des hommes, on en a senti la nécessité.
Nous parlons ici d'une
croyance consacrée par plusieurs siècles d'adoration et par la foi de plusieurs
millions d'hommes, et comme nous avons dit que le verbe collectif et
persévérant crée ce qu'il affirme, nous pouvons dire que cela est ainsi.
Or le sacrifice de la
croix se renouvelle et se perpétue dans celui de l’autel. Et là peut-être, il
est plus effrayant encore pour le croyant. Le Dieu victime s'y trouve en effet
sans avoir même la forme de l'homme ; Il est muet et passif, livré à qui veut
le prendre, sans résistance devant celui qui ose l’outrager. C’est une hostie
blanche et fragile. Il vient à l’appel d'un mauvais prêtre et ne protestera pas
si on veut le mêler aux rites les plus impurs. Avant le Christianisme, les
Stryges mangeaient la chair des petits enfants égorgés ; maintenant, elles se
contentent des saintes hosties.
On ignore quelle
puissance surhumaine de méchanceté puisent les mauvaises dévotes dans l'abus
des sacrements. Rien n'est venimeux comme un pamphlétaire qui communie. Il a le
vin mauvais, dit‑on d’un ivrogne qui bat sa femme quand il est
ivre : j'ai entendu dire un jour d'un prétendu catholique qu’il avait le bon
Dieu mauvais. Il semble que dans la bouche de certains communiants une
seconde transsubstantiation s'opère. C'est Dieu qu'on a déposé sur leur langue,
mais c'est le diable qu'ils ont avalé.
Une hostie catholique
est quelque chose de vraiment formidable. Elle contient tout le ciel et tout
l’enfer, car elle est aimantée du magnétisme des siècles et des multitudes,
magnétisme du bien lorsqu'on s'en approche avec la vraie foi, magnétisme
concentré du mal lorsqu'on en fait un indigne usage. Aussi rien n'est aussi
recherché et n'est regardé comme aussi puissant pour la confection des
maléfices que les hosties consacrées par les prêtres légitimes, mais
détournées de leur pieuse fonction par quelque larcin sacrilège.
Nous tombons ici au fond
des horreurs de la magie noire, et personne ne suppose qu'en les dénonçant,
nous voulions en encourager les abominables pratiques.
Gilles de Laval,
seigneur de Raiz, dans une chapelle secrète de son château de Machecoul,
faisait célébrer la menu noire par un jacobin apostat. A l'élévation, on
égorgeait un petit enfant et le maréchal communiait avec un fragment de
l'hostie trempée dans le sang de la victime.
L’auteur du grimoire
d'Honorius dit que l’opérateur des œuvres de la magie noire doit être prêtre.
Les meilleures cérémonies, selon lui, pour évoquer le diable, sont celles du
culte catholique, et en effet, de l’aveu même du père Ventura, le diable est né
des œuvres de ce culte. Dans une lettre adressée à M. Gougenot Desmousseaux et
publiée par ce dernier en tête d’un de ses principaux ouvrages, le savant
théatin ne craint pas d’affirmer que le diable est le fou de la religion
catholique (telle du moins que l’entendait le père Ventura). Voici ses propres
expressions.
« Satan,
a dit Voltaire, c’est le Christianisme ; pas de Satan, pas de
Christianisme. »
« On
peut donc dire que le chef-d’œuvre de Satan, c’est d’être parvenu à se faire
nier. »
« Démontrer
l'existence de Satan, c’est rétablir un des dogmes fondamentaux qui servent de
base au Christianisme et sans lequel il n’est qu’un mot. » (Lettre du père
Ventura au chevalier Gougenot Desmousseaux en tête du livre La Magie au
XIXe siècle.)
Ainsi, après que Proud’hon n’a pas craint de dire : Dieu c’est le mal, un prêtre, qui passe pour instruit, complète la pensée de l’athée en disant : le Christianisme, c’est Satan. Et il dit cela avec candeur croyant défendre la religion qu’il calomnie d’une si épouvantable manière, tant la simonie et les intérêts matériels ont plongé certains membres du clergé dans le Christianisme noir, celui de Gilles de Laval et du grimoire d’Honorius. C’est pourtant ce même père qui disait au Pape : pour une motte de terre, ne compromettons pas le royaume du ciel. Le père Ventura était personnellement un honnête homme et chez lui, le vrai chrétien l’emportait parfois sur le moine et sur le prêtre.
Concentrer
sur un point convenu et rattacher à un signe toutes les aspirations vers le
bien, c'est avoir assez de foi pour réaliser Dieu dans ce signe. Tel est le
miracle permanent qui s’accomplit tous les jours sur les autels du vrai
Christianisme.
Le même signe, profané
et consacré au mal, doit réaliser le mal de la même manière, et si le juste
après la communion peut dire : ce n’est plus moi qui vis, c’est
Jésus-Christ qui vit en moi, ou en d’autres termes : je ne suis plus moi,
je suis Jésus-Christ, je suis Dieu ; même le communiant indigne peut dire
avec non moins de certitude et de vérité : je ne suis plus moi, je suis
Satan.
Créer Satan et se faire
Satan, tel est le grand arcane de la magie noire, et c’est ce que les sorciers
complices du seigneur de Raiz croyaient accomplir pour lui et accomplissaient,
en effet, jusqu’à un certain point, en disant la messe du diable.
L’homme se fût-il jamais
exposé à créer le diable, s’il n’avait jamais eu la témérité de vouloir créer
Dieu en lui donnant un corps ? N’avons-nous pas dit qu’un Dieu corporel
projette nécessairement une ombre et que cette ombre c'est Satan ? Oui,
nous l'avons dit, nous ne dirons jamais le contraire. Mais si le corps de Dieu
est fictif, son ombre ne saurait être réelle.
Le corps divin n’est
qu’une apparence, un voile, un nuage : Jésus l'a réalisé par la foi. Adorons la
lumière et ne donnons pas de réalité à l’ombre puisque ce n’est pas elle qui
est l’objet de notre foi ! La nature a voulu et elle veut toujours qu’il y
ait une religion sur la terre. La religion germe, fleurit et se développe dans
l’homme, elle est le fruit de ses aspirations et de ses désirs ; elle doit
être réglée par la souveraine raison. Mais les aspirations de l’homme vers
l’infini, ses désirs du bien éternel et sa raison surtout, viennent de
Dieu !
-- CHAPITRE X
--
LES ÉVOCATIONS
La raison seule donne le
droit à la liberté. La liberté et la raison, ces deux grands et essentiels
privilèges de l'homme sont si étroitement unis, qu'on ne peut abjurer l’une
sans renoncer à l’exercice de l’autre. La liberté veut le triomphe de la raison
et la raison exige impérieusement le règne de la liberté. La raison et la
liberté sont pour l'homme plus que la vie. Il est beau de mourir pour la
liberté, il est sublime d'être le martyr de la raison, parce que la raison et
la liberté sont l’essence même de l’immortalité de l’âme.
Dieu même est la raison
libre de tout ce qui existe.
Le diable, au contraire,
c’est la déraison fatale.
Abjurer sa raison ou sa
liberté, c’est renier Dieu. Faire appel à la déraison ou à la fatalité, c’est
évoquer le diable. Nous avons dit que le diable existe et qu'il est mille fois
plus horrible et plus impitoyable qu'on ne le représente dans les légendes même
les plus noires. Pour nous et pour la raison, ce ne saurait être le bel ange
déchu de Milton, ni le fulgurant Lucifer, traînant dans la nuit son auréole
d'étoile touchée de la foudre. Ces fables titaniennes sont impies. Le vrai
diable est bien celui des sculptures de nos cathédrales et des peintres naïfs
de nos livres gothiques. Sa forme essentiellement hybride est la synthèse de
tous les cauchemars ; il est hideux, difforme et grotesque. Il est enchaîné et
il enchaîne. Il a des yeux partout, excepté à la tête ; il a des visages au
ventre, aux genoux et à la partie postérieure de son corps immonde. Il est
partout où peut s’introduire la folie, et partout il traîne après lui les
tourments de l’enfer.
Par lui-même, il ne
parle pas, mais il fait parler tous nos vices ; à est le ventriloque des
gloutons, le Python des femmes perdues. Sa voix est tantôt impétueuse comme le
tourbillon, tantôt insinuante comme un sifflement léger. Pour parler à nos
cerveaux troublés, il insinue an langue fourchue dans nos oreilles et pour
délier nos cœurs, il vibre sa queue comme une flèche. Dans notre tête, il tue
la raison, dans notre cœur il empoisonne la liberté et il fait cela toujours,
nécessairement sans relâche et sans pitié, car ce n'est pas une personne, c'est
une force aveugle ; il est maudit, mais avec nous ; il pèche, mais en
nous. Nous seuls sommes responsables du mal qu'il nous fait faire, car lui, il
n'a ni liberté ni raison.
Le diable c'est la bête.
Saint Jean le répète à satiété dans sa merveilleuse apocalypse ; mais comment
comprendre l'apocalypse, si l’on n'a pas tes clés de la sainte Kabbale ?
Une évocation, c'est
donc un appel à la bête et la bête seule peut y répondre. Ajoutons que pour
faire apparaître la bête, il faut la former en soi, puis la projeter au dehors.
Ce secret est celui de tous les grimoires, mais il n'a été dit par les anciens
maîtres que d'une manière très voilée.
Pour voir le diable, il
faut se grimer en diable, puis se regarder dans un miroir, voilà l’arcane dans
sa simplicité et tel qu'on pourrait le dire à un enfant. Ajoutons pour les
hommes, que dans le mystère des sorciers, la grimace diabolique s'imprime à
l'âme par le médiateur astral, et que le miroir, ce sont les ténèbres animées
par le vertige.
Toute évocation sera
vaine si le sorcier ne commence par damner son âme en sacrifiant pour jamais sa
liberté et sa raison. On doit facilement le comprendre. Pour créer en nous la
bête, il faut tuer l'homme, et c’est ce qui était représenté par le
sacrifice préalable d'un enfant et mieux encore par la profanation d'une
hostie. L'homme qui se décide à une évocation est un misérable que la raison
gêne et qui veut agrandir en lui-même l’appétit bestial afin d'y créer un foyer
magnétique doué d'une influence fatale. Il veut devenir lui-même déraison et
fatalité ; il veut être un aimant déréglé et mauvais afin d'attirer à lui
les vices et l'or qui les alimente. C'est le plus épouvantable crime que
l'imagination puisse rêver. C'est le viol de la nature. C'est l'outrage direct
et absolu jeté à la divinité ; mais aussi et heureusement, c'est une œuvre épouvantablement difficile, et la plupart de
ceux qui 1’ont tentée ont échoué dans son accomplissement. Si un homme assez
fort et assez pervers évoquait le diable dans les conditions voulues, le diable
serait réalisé. Dieu serait tenu en échec et la nature épouvantée subirait le
despotisme du mal.
On dit qu'un homme
entreprit autrefois cette œuvre monstrueuse et qu'il devint pape. On dit aussi
qu'au lit de mort, il se confessa d’avoir enveloppé toute l'Eglise des réseaux
de la magie noire. Ce qui est certain, c’est que ce pape était savant comme
Faust, et qu’on le dit l'auteur de plusieurs inventions merveilleuses. Nous
avons parlé de lui déjà dans un de nos ouvrages. Mais ce qui, d’après la
légende même prouverait qu'il n’évoqua jamais le diable, c’est-à-dire qu'il ne
fut pas le diable, c'est qu'il se repentit. Le diable ne se repent jamais.
Ce qui fait que la
plupart des hommes sont médiocres, c’est qu'ils sont toujours incomplets. Les
honnêtes gens font parfois le mal et les scélérats s'échappent parfois et
s’oublient jusqu'à vouloir et faire quelque bien. Or, les péchés contre Dieu
affaiblissent en l'homme la force de Dieu, et les péchés contre le diable, je
veux parler des bons désirs et des bonnes actions, énervent la force du diable.
Pour exercer soit en haut, soit en bas, soit à droite, soit à gauche, une
puissance exceptionnelle, il faut être un homme complet.
La crainte et le remord
chez les criminels sont deux choses qui viennent du bien, et c'est par là
qu'ils se trahissent. Pour réussir dans le mal, il faut être absolument
méchant. Aussi assure-t-on que Mandrin confessait ses brigands et leur imposait
pour pénitence quelque meurtre d'enfant ou de femme, lorsqu'ils s’accusaient à
lui d'avoir ressenti quelque pitié. Néron avait du bon, il était artiste et ce
fut ce qui le perdit. Il se retira et se tua par dépit de musicien dédaigné.
S'il n’eût été qu'empereur, il eût brûlé Rome une seconde fois plutôt que de
céder la place au Sénat et à Vindex, le peuple se fût déclaré pour lui ; il eût
fait tomber une pluie d’or et les prétoriens l'eussent encore une fois acclamé.
Le suicide de Néron fut une coquetterie d'artiste.
Réussir à se faire Satan
serait un triomphe incomplet pour la perversité de l’homme, s'il n'arrivait en
même temps à se rendre immortel. Prométhée a beau souffrir sur son rocher, il
sait qu'un jour sa chaîne sera brisée et qu'il détrônera Jupiter, mais pour
être Prométhée, il faut avoir ravi le feu du ciel et nous n'en sommes encore
qu'au feu de l'enfer !
Non, le rêve de Satan
n'est pas celui de Prométhée. Si un ange rebelle avait jamais pu ravir le feu
du ciel, c'est-à-dire le secret divin de la vie, il se serait fait Dieu. Mais
l'homme seul est assez insensé et assez borné pour maire à croire à la solution
possible d'un théorème de cette espèce. Faire que ce qui est, soit en même
temps et ne soit pas, que l'ombre soit la lumière, que la mort soit la vie, que
le mensonge soit la vérité et que le néant soit tout. Aussi le fou furieux qui
voudrait réaliser l’absolu dans le mal arriverait-il enfin, comme l’alchimiste
imprudent, à une explosion formidable qui l’ensevelirait sous les ruines de son
laboratoire insensé.
Une mort instantanée et
foudroyante a été le résultat des évocations infernales, et il faut convenir
qu’elle n'était que trop méritée. On ne va pas impunément jusqu'aux limites extrêmes
de la démence. Il est certains excès
que la nature ne supporte pas. Si l'on a vu
parfois mourir des somnambules réveillés en sursaut, si l'ivresse à un certain
degré produit la mort… Mais, dira-t-on, à quoi bon ces menaces
rétrospectives ? Qui donc dans notre siècle songe à faire des évocations
avec les rites du grimoire ? A cette question, nous n’avons rien à répondre.
Car si nous disions ce que nous savons, peut-être ne nous croirait-on pas.
On évoque d'ailleurs le
magnétisme du mal autrement que par les rites de l’ancien monde. Nous avons
dit, dans notre précédent chapitre, qu’une messe profanée par des intentions
criminelles devient un outrage fait à Dieu et un attentat de l'homme contre sa
propre conscience. Les oracles demandés soit au vertige d'un halluciné, soit au
mouvement convulsif des choses inertes magnétisées au hasard, sont aussi des
évocations infernales, car ce sont des actes qui tendent à subordonner à la
fatalité la liberté et à raison. Il est vrai que les opérateurs de ces œuvres
de magie noire sont presque toujours innocents par ignorance. Ils font, il est
vrai, appel à la bête, mais ce n'est pas la bête féroce qu'ils veulent asservir
à leur convoitise. Ils demandent seulement quelques conseils à la bête stupide
pour servir d'auxiliaires à leur propre stupidité.
Dans la magie de
lumière, la science des évocations est l'art de magnétiser les courants de la
lumière astrale et de la diriger à volonté. Cette science était celle de Zoroastre
et du roi Salomon, si 1’on en croit les traditions anciennes, mais pour faire
ce qu’ont fait Zoroastre et Salomon, il faut avoir la sagesse de Salomon et la
science de Zoroastre.
Pour
diriger et dominer le magnétisme du bien, il faut être le meilleur des hommes.
Pour activer et précipiter le tourbillon du mal, il faut être le plus méchant.
Les sincères catholiques ne doutent pas que les prières d’une pauvre recluse
puissent changer le cœur des rois et balancer les destinées des empires. Nous
sommes loin de dédaigner cette croyance, nous qui admettons la vie collective,
les courants magnétiques et la toute puissance relative de la volonté.
Avant les récentes
découvertes de la science, les phénomènes de l’électricité et du magnétisme
étaient attribués à des esprits répandus dans l’air et l’adepte qui parvenait à
influencer les courants magnétiques croyait commander aux esprits. Mais les
courants magnétiques étaient des forces fatales, pour les diriger et les
équilibrer, il faut être soi-même un centre parfait d’équilibre, et c’est ce
qui manquait à la plupart de ces téméraires exorcistes.
Aussi
étaient-ils foudroyés souvent par le fluide impondérable qu’ils soutiraient
avec violence sans pouvoir le neutraliser. Aussi reconnaissaient-ils que pour
régner absolument sur les esprit, il leur manquait une chose
indispensable : l'Anneau de Salomon.
Mais l’anneau de
Salomon, dit la légende, est encore au doigt de ce monarque et son corps est
enfermé dans une pierre qui ne se brisera qu'au jour du jugement dernier.
Cette légende est vraie
comme presque toutes les légendes ; seulement, il faut la comprendre.
Que représente un
anneau ! – Un anneau, c’est le bout d’une chaîne et c’est un cercle auquel
peuvent se rattacher d’autres cercles.
Les chefs du sacerdoce
ont toujours porté des anneaux en signe de domination sur le cercle et sur la
chaîne des croyants.
De nos jours encore, on
donne aux prélats l'investiture par l'anneau, et dans la cérémonie du mariage,
l'époux donne à l'épouse un anneau bénit et consacré par l'église afin de la
créer maîtresse et directrice des intérêts de sa maison et du cercle de ses
serviteurs.
L'anneau pontifical et
l'anneau nuptial hiérarchiquement consacrés et combinés, représentent donc et
réalisent une puissance.
Mais
autre est la puissance publique et social, et autre la puissance philosophique,
sympathique et occulte.
Salomon
passe pour avoir été le souverain pontife de la religion des sages, et pour
avoir possédé à ce titre la souveraine puissance du sacerdoce occulte, car il
possédait, dit-on, la science universelle, et en lui seul se réalisait cette
promesse du grand serpent : vous serez comme des dieux connaissant le bien
et le mal.
On dit
que Salomon écrivit l’Ecclésiaste, le plus fort de tous ses ouvrages, après avoir
adoré Astartè et Chamos, les divinités des femmes impies. Il aurait ainsi
complété sa science et retrouva avant de mourir, la vertu magique de son
anneau. L’emporta-t-il vraiment avec lui dans la tombe ? Une autre légende
nous permet d’en douter. On dit que la reine de Saba ayant observé
attentivement cet anneau en fit faire secrètement un tout pareil, et que,
pendant le sommeil du roi elle se trouva près de lui et put opérer furtivement
l’échange des anneaux. Elle avait emporté chez les Sabéens le véritable anneau
de Salomon, et cet anneau plus tard aurait été retrouvé par Zoroastre.
C’était
un anneau constellé, composé des sept grands métaux, et portant la signature
des sept génies, avec une pierre d’aimant incarnat où étaient gravés d’un côté
la figure du sceau ordinaire de Salomon
et de l’autre son sceau magique.
Les
lecteurs de nos ouvrages comprendront cette allégorie.
-- CHAPITRE XI
--
LES ARCANES DE L’ANNEAU
DE SALOMON
Cherchez
dans le tombeau de Salomon, c’est-à-dire dans les cryptes de la philosophie
occulte, non pas son anneau, mais sa science.
A
l’aide de la science et d’une persévérante volonté, vous arrivez à posséder le
suprême arcane de la sagesse qui est la domination libre sur le mouvement
équilibré. Vous pouvez alors vous procurer l’anneau en le faisant fabriquer par
un orfèvre, auquel vous n’aurez pas besoin de recommander le secret. car ne
sachant pas lui-même ce qu’il fait, il ne pourra le révéler aux autres.
Voici
la recette de l’Anneau :
Prenez
et incorporez ensemble une petite quantité d’or et le double d’argent aux
heures du soleil et de la lune, joignez-y trois quantités, semblables à la
première, de cuivre bien purifié, quatre quantités d’étain, cinq de fer, six de
mercure et sept de plomb. Incorporez le tout ensemble aux heures qui
correspondent aux métaux et faites du tout un anneau dont la partie circulaire
soit aplatie et un peu large pour y graver les caractères.
Mettez
à cet anneau un chatin de forme carrée contenant une pierre d’aimant rouge enchâssée
dans un double anneau d’or.
Gravez
sur la pierre, dessus et dessous, le double sceau de Salomon.
Gravez
sur l’anneau les signes occultes des sept planètes tels qu’ils sont représentés
dans les archidoxes magiques de Paracelse ou dans la philosophie occulte
d’Agrippa, magnétisez fortement l’anneau en le consacrant tous les jours
pendant une semaine avec les cérémonies marquées dans notre rituel, sans
négliger ni la couleur des vêtements, ni les parfums spéciaux, ni la présence
des animaux sympathiques, ni les conjurations spéciales que devra toujours
précéder la conjuration des quatre, marquée dans notre rituel.
Vous
enveloppez ensuite l'anneau dans un drap de soie et après l'avoir parfumé, vous
pouvez le porter sur vous.
Une
pièce ronde de métal ou un talisman préparé de la même manière aurait autant de
vertu que l'anneau.
Une
chose ainsi préparée est comme un réservoir de la volonté. C'est un réflecteur
magnétique qui peut être très utile, mais qui n'est jamais nécessaire.
Nous
avons dit d'ailleurs que les anciens rites ont perdu leur efficacité depuis que
le Christianisme a paru dans le monde.
La
religion chrétienne et catholique en effet est la fille légitime de Jésus, roi
des mages. Son culte n'est autre chose que la haute magie soumise aux lois de
la hiérarchie qui lui sont indispensables pour qu'elle soit raisonnable et
efficace.
Un
simple scapulaire porté par une personne vraiment chrétienne, est un talisman
plus invincible que l'anneau et le pantacle de Salomon.
Jésus-Christ,
cet homme Dieu, si humble, le disait en parlant de lui-même : la reine de
Saba est venue du fond de l’Orient pour voir et entendre Salomon, et il y a ici
plus que Salomon.
La
messe est la plus prodigieuse des évocations.
Les
nécromanciens évoquent les morts, le sorcier évoque le diable et il tremble,
mais le prêtre catholique ne tremble pas en évoquant le Dieu vivant !
Qu’est-ce
que tous les talismans de la science antique auprès de l’hostie
consacrée ?
Laissez
dormir dans sa tombe de pierre le squelette de Salomon et l’anneau qu’il
pouvait avoir à son doigt décharné. Jésus-Christ est ressuscité, il est vivant.
Prenez un de ces anneaux d’argent qu’on vend à la porte des églises et qui
portent l’image du crucifié avec les dix grains du rosaire. Si vous êtes digne
de le porter, il sera plus efficace dans votre main que ne serait le véritable
anneau de Salomon.
Les
rites magiques et les pratiques minutieuses du culte sont tout, pour les
ignares et les superstitieux, et nous rappellent malgré nous une historiette
très connue, que nous allons rappeler en peu de mots parce que sa place est
ici.
Deux
moines entrent dans une chaumière que l’on avait laissée à la garde de deux
enfants. Ils demandent à se reposer et à dîner si cela est possible. Les
enfants répondent qu’ils n’ont rien et qu’ils ne peuvent rien donner. Eh bien,
dit l’un des moines, voici du feu ; prêtez-nous seulement une marmite et
un peu d’eau, nous ferons nous-mêmes notre potage. – Avec quoi ? – Avec ce
caillou, dit le malin religieux en allant ramasser un fragment de silex. Ignorez-vous donc, mes enfants, que les
disciples de saint François ont le secret de la soupe au caillou ?
– La soupe au
caillou ? Quelle merveille pour les enfants ! On leur promet qu’ils
en goûteront et la trouveront excellente. Vite on prépare la marmite, on y
verse de l’eau, on attise le feu et le caillou est déposé dans l’eau avec
précaution. Très bien, disent les moines. Maintenant un peu de sel et quelques
légumes ; tenez, il y en a là dans votre jardin. Ne pourrait-on y joindre
un peu de lard fumé ? La soupe n’en sera que meilleure. Les enfants
accroupis devant l’âtre regardent avec ébahissement. La marmite bout. Allons,
taillez du pain et approchez cette terrine. Hein, quel fumet ! Couvrez et
laissez tremper. Quant au caillou, enveloppez-le avec soin, nous vous le
laissons pour votre peine, il ne s’use jamais et peut servir toujours.
Maintenant, goûtez la soupe ! Eh bien, qu’en dites-vous ? – Oh, elle
est excellente ! disent les petits paysans en battant des mains. C’était,
en effet, une bonne soupe aux choux et au lard que les enfants n’auraient
jamais su offrir à leurs hôtes sans la merveille du caillou.
Les
rites magiques et les pratiques religieuses sont un peu le caillou des moines.
Ils servent de prétexte et d’occasion à la pratique des vertus qui seules sont
indispensables à la vie morale de l’homme. Sans le caillou, les bons moines
n’eussent pas dîné ; le caillou avait donc véritablement une
puissance ? – Oui, dans l’imagination des enfants mise en jeu par
l’habileté des bons pères.
Ceci
soit dit sans blâmer et sans offenser personne. Les moines eurent de l’esprit
et ne furent pas menteurs. Ils aidèrent les enfants à faire une bonne action,
et les émerveillèrent, leur firent partager un bon potage, et sur ce, nous
conseillons à ceux qui ont faim et pour qui la soupe aux choux est quelque
chose de trop difficile à faire, ou peut-être de trop simple, de faire la soupe
au caillou.
Qu’on
nous comprenne bien ici. Nous ne voulons pas dire que les signes et les rites
soient une grande mystification. Il en serait ainsi si les hommes n’en avaient
pas besoin. Mais il faut tenir compte de ce fait incontestable que toutes les
intelligences ne sont pas égales. On a toujours conté des fables aux enfants et
on leur en contera tant qu’il y aura des nourrices et des mères. Les enfants
ont la foi et c’est ce qui les sauve. Figurez-vous un bambin de sept ans qui
disait : je ne veux rien admettre de ce que je ne comprends pas. Que
pourrait-on apprendre à ce petit monstre ? – Admets d’abord la chose sur
la parole de tes maîtres, mon bonhomme, puis, étudie, et si tu n’es pas idiot,
tu comprendras.
Il faut des fables aux
enfants, il faut des fables et des cérémonies au peuple ; il faut des
auxiliaires à la faiblesse de l'homme. Heureux celui qui possédait l’anneau de
Salomon, mais plus heureux celui qui égalerait ou même qui surpasserait
Salomon en science et en sagesse sans avoir besoin de son anneau !
-- CHAPITRE XII --
LE SECRET TERRIBLE
Il est des vérités qui
doivent être à jamais mystérieuses pour les faibles d'esprit et pour les sots,
Et ces vérités, on peut sans crainte les leur dire. Car certainement il ne le
comprendront jamais.
Qu’est-ce qu'un sot ? –
C'est quelque chose de plus absurde qu'une bête C'est l'homme qui veut être
arrivé avant d'avoir marché. C’est l'homme qui se croit maître de tout parce
qu'il est arrivé à quelque chose. C'est un mathématicien qui dédaigne la
poésie. C'est un poète qui proteste contre les mathématiciens. C’est un peintre
qui dit que la théologie et la kabbale sont des inepties parce qu’il ne
comprend rien à la kabbale et à la théologie. C’est l’ignorant qui nie la
science sans se donner la peine de l’étudier. C’est l’homme qui parle sans
savoir et qui affirme sans certitude. Ce sont les sots qui tuent les hommes de
génie. Galilée a été condamné, non par l’Eglise, mais par des sots qui
malheureusement appartenaient à l’Eglise. La sottise est une bête féroce qui a
le calme de l’innocence ; elle assassine sans remords. Le sot est l’ours
de la fable de Lafontaine ; il écrase la tête de son ami sous un pavé pour
chasser une mouche ; mais en face de la catastrophe ne cherchez pas à lui
faire avouer qu’il a eu tort. La sottise est inexorable et infaillible comme
l’enfer et la fatalité, car elle est toujours dirigée par le magnétisme du mal.
La
bête n’est jamais sotte tant qu’elle agit franchement et naturellement en
bête ; mais l’homme apprend la sottise aux chiens et aux âmes savants. Le
sot, c’est la bête qui dédaigne l’instinct et qui pose pour l’intelligence.
Le
progrès existe pour la bête : on peut la dompter, l’apprivoiser,
l’exercer ; mais il n’existe pas pour le sol. Car le sot croit n’avoir
rien à apprendre. C’est lui qui veut régenter et redresser les autres et jamais
vous n’aurez raison avec lui. Il vous rit au nez en disant que ce qu’il ne
comprend pas est radicalement incompréhensible. Pourquoi ne comprendrais-je pas
en effet ? Vous dit-il avec un aplomb admirable ? Et vous n’avez rien
à lui répondre. Lui dire qu’il est un sot serait tout simplement une insulte.
Tout le monde le voit bien, mais lui ne le saura jamais.
Voici
donc déjà un formidable arcane inaccessible à la majorité des hommes. Voilà un
secret qu’ils ne devineront jamais et qu’il serait inutile de leur dire :
le secret de leur propre sottise.
Socrate
boit la ciguë, Aristide est proscrit, Jésus est crucifié, Aristophane rit de
Socrate et fait rire les sots d’Athènes, un paysan s’ennuie d’entendre donner à
Aristide le nom de Juste et Renan écrit la vie de Jésus pour le plus grand
plaisir des sots. C’est à cause du nombre presque infini des sots que la
politique est et sera toujours la science de la dissimulation et du mensonge.
Machiavel a osé le dire et a été frappé d’une réprobation bien légitime, car en
feignant de donner des leçons aux princes, il les trahissait tous et les
dénonçait à la défiance des multitudes. Ceux qu’on est forcé de tromper, il ne
faut pas les prévenir.
C’est
à cause des viles et des sottes multitudes que Jésus disait à ses
disciples : ne jetez point des perles devant les pourceaux, car ils les
fouleraient aux pieds et se tourneraient contre vous en cherchant à vous
déchirer.
Vous
donc qui désirez devenir puissants en œuvres, ne dites jamais à personne, votre
plus secrète pensée. Ne la dites pas même, et j’oserais presque dire cachez-la
surtout à la femme que vous aimez ; rappelez-vous l’histoire de Salomon et
de Dalila !
Dès
qu’une femme croit connaître à fond son mari, elle cesse de l’aimer. Elle veut
le gouverner et le conduire. S’il résiste, elle le hait ; s’il cède, elle
le méprise. Elle cherche toujours besoin d’inconnu et de mystère et son amour
n’est souvent qu’une insatiable curiosité.
Pourquoi
les confesseurs sont-ils tout puissants sur l’âme et presque toujours sur le
cœur des femmes ? C’est qu’ils savent tous leurs secrets, tandis que
les femmes ignorent ceux des confesseurs.
La
Franc-Maçonnerie n’est puissante dans le monde que par son redoutable secret si
prodigieusement gardé que les initiés, même des plus hauts grades, ne le savent
pas.
La
religion catholique s’impose aux multitudes par un secret que le pape lui-même
ne sait pas. Ce secret, c’est celui des mystères. Les anciens gnostiques le
savaient comme l’indique leur nom, mais il ne surent pas garder le silence. Ils
voulurent vulgariser la gnose ; il en résulta des doctrines ridicules que
l’Eglise eut raison de condamner. Mais avec eux, malheureusement, fut condamnée la porte du sanctuaire occulte et
on en jeta les clefs dans l’abîme.
C’est
là que les Johannites et les Templiers osèrent aller la prendre au risque de la
damnation éternelle. Mériteraient-ils pour cela d’être damnés dans l’autre
monde ? Tout ce que nous savons, c’est quand ce monde-ci, les Templiers
furent brûlés.
La
doctrine secrète de Jésus était celle-ci :
Dieu
avait été considéré comme un maître, et le prince de ce monde était le
mal ; moi qui suis le fils de Dieu, je vous le dis : ne cherchons pas
Dieu dans l’espace, il est dans nos consciences et dans nos cœurs. Mon père et
moi, nous ne sommes qu’un et je veux que vous et moi nous ne soyons qu’un.
Aimons-nous les uns les autres comme des frères. N’ayons tous qu’un cœur et
qu’une âme. La loi religieuse est faite pour l’homme, et l’homme n’est pas fait
pour la loi. Les prescriptions légales sont soumises au libre arbitre de notre
raison unie à la foi. Croyez au bien et le mal ne pourra rien sur vous.
Quand
vous serez assemblés en mon nom, mon esprit sera au milieu de vous. Personne
parmi vous ne doit se croire le maître des autres, mais tous doivent respecter
la décision de l’assemblée. Tout homme doit être jugé selon ses œuvres, et
mesuré suivant la mesure qu’il s’est faite. La conscience de chaque homme
constitue sa foi, et la foi de l’homme c’est la puissance de Dieu en lui.
Si
vous êtes maître de vous-même, la nature vous obéira et vous gouvernerez les
autres. La foi des justes est plus inébranlable que les portes de l’enfer et
leur espérance ne sera jamais confondue.
Je
suis vous, et vous moi, dans l’esprit de charité qui est le nôtre, et qui est
Dieu. Croyez cela et votre verbe sera créateur. Croyez cela et vous ferez des
miracles. Le monde vous persécutera et vous ferez la conquête du monde.
Les
bons sont ceux qui pratiquent la charité et ceux qui assistent les
malheureux ; les méchants sont les cœurs sans pitié et ces derniers seront
éternellement réprouvés par l’humanité et par la raison.
Les
vieilles sociétés fondées sur le mensonge périront ; un jour, le fils de
l’homme trônera sur les nuées du ciel qui sont les ténèbres de l’idolâtrie et
il portera un jugement définitif sur les vivants et sur les morts.
Désirez
la lumière car elle se fera. Aspirez à la justice, car elle viendra. Ne
cherchez pas le triomphe du glaive, car le meurtre provoque le meurtre. C’est
par la patience et la douceur que deviendrez maîtres de vous-même et du monde.
Livrez
maintenant cette doctrine admirable aux commentaires des sophistes de la
décadence et aux ergoteurs du Moyen-Age, vous en verrez sortir de belles choses
– Si Jésus était fils de Dieu, comment Dieu l’a-t-il engendré ? Est-il de
la même substance ou d’une autre substance que Dieu ? La substance de
Dieu ! Quel éternel sujet de dispute pour l’ignorance présomptueuse !
Etait-il une personne divine ou une personne humain ? Avait-il deux natures
et deux volontés ? Terribles questions qui méritent bien qu’on
s’excommunie et qu’on s’égorge ! – Jésus avait une seule nature et deux
volontés, disent les uns, mais ne les écoutez pas, ce sont des hérétiques, deux
natures, donc, et une volonté ? – Non, deux volontés. – Alors il était en
opposition avec lui-même ? – Non, car ces deux volontés n’en faisaient
qu’une, qui s’appelle la Théaudrique. – Oh ! Oh ! Devant ce mot-là,
ne disons plus rien, et puis il faut obéir à l’Eglise qui est devenue bien
autre chose que la primitive assemblée des fidèles. La loi est faite pour
l’homme a dit Jésus, mais l’homme est fait pour l’Eglise dit l’Eglise, et c’est
elle qui impose la loi. Dieu sanctionnera tous les décrets de l’Eglise et vous
damnera tous si elle décide que vous êtes tous, ou presque tous, damnés. Jésus
a dit qu’il faut s’en rapporter à l’assemblée, donc elle est infaillible, donc
elle est Dieu, donc si elle décide que deux et deux font cinq, deux et deux
feront cinq.
Si
elle dit que la terre et immobile et que le soleil tourne, défense à la terre
de tourner. Elle vous dira que Dieu sauve ses élus en leur donnant la grâce
efficace et que les autres seront damnés pour n’avoir reçu que des grâces
suffisantes, lesquelles à cause du péché originel suffisaient en principe mais
en fait ne suffisaient pas ; que la pape sauve et damne qui il lui plaît
puisqu'il a les clefs du ciel et de l'enfer. Puis viennent les casuistes avec
leurs trousseaux de clefs qui n’ouvrent pas, mais qui ferment à double et
triple tour toutes les portes des appartements projetés dans la tour de Babel.
Ô Rabelais, mon maître, toi seul peux apporter la panacée qui convient à toute
cette démence. Un éclat de rire démesuré ! Dis-nous enfin le mot de tout
cela, et apprends-nous définitivement si une chimère qui crève en faisant du
bruit dans le vide peut se remplir de nouveau et se lester d’une bedaine en
absorbant la substance quidditative et mirifique de nos secondes
intentions ?
Ultrum
chimœra in vacuum bombinans possit concidere secundum
intentiones.
Autres
sots, autres commentaires. Voici venir les adversaires de l’Eglise qui nous
disent : Dieu est dans l’homme, cela veut dire qu’il n’y a pas d’autre
Dieu que l’intelligence humaine. Si l’homme est au-dessus de la loi religieuse
et que cette loi gêne l’homme, pourquoi ne supprimerait-il pas la loi ? Si
Dieu c’est nous et si nous sommes tous frères, si personne n’a le droit de se
dire notre maître, pourquoi obéirions-nous ? La foi est la raison des
imbéciles. Ne croyons à rien et ne nous soumettons à personne.
A la
bonne heure ! Voici qui est fier. Mais il va falloir se battre tous contre
tous et chacun contre chacun. Voici la guerre des dieux et l’extermination des
hommes ! Hélas ! Hélas ! Misère et sottise !… Puis encore
et puis encore sottise, sottise et misère !
Père,
pardonnez-leur, disait Jésus car ils ne savent pas ce qu’ils font. – Gens de
bons sens, qui que vous soyez, ajouterai-je, ne les écoutez pas, car ils ne
savent pas ce qu’ils disent.
Mais
alors ils sont innocents, va crier un enfant terrible. – Silence imprudent.
Silence au nom du ciel ou toute morale est perdue ! Vous avez tort
d’ailleurs. S’ils étaient innocents, il serait permis de faire comme eux et
voudriez-vous les imiter ? Tout croire est une sottise ; la sottise
ne saurait donc être innocente. S’il y a des circonstances atténuantes, c’est à
Dieu seul de les apprécier.
Notre
espèce est évidemment défectueuse et il semblerait à entendre parler et à voir
agir la plupart des hommes qu’ils n’ont pas assez de raison pour être
sérieusement responsables. Ecoutez parler à la Chambre les hommes que la France
(le premier pays du monde) honore de sa confiance. Voilà l’orateur de
l’opposition. Voici le champion du ministère. Chacun des deux prouve
victorieusement à l’autre qu’il n’entend rien aux affaires d’Etat. A prouve que
B est un crétin, B prouve que A est un saltimbanque. Lequel croire ? Si
vous êtes blanc, vous croirez A ; si vous êtes rouge, vous croirez B. Mais
la vérité, mon Dieu ! La vérité ! – La vérité, c’est que A et B
sont deux charlatans et deux menteurs. Puisqu’il peut exister un doute entre
l’un et l’autre, ils ont prouvé l’un contre l’autre que l’un et l’autre ne
valaient rien. J’admire la preuve et je les admire tous les deux dans cette
démolition mutuelle. On trouve tout ce qu’on veut dans les livres, excepté
souvent ce que l’auteur a voulu y mettre. On rit de la religion comme d’une
imposture et l’on envoie ses enfants à l’église. On fait parade de cynisme et
l’on est superstitieux. ce qu’on craint par-dessus tout, c’est le bon sens,
c’est la vérité, c’est la raison.
La
vanité puérile et le sordide intérêt mènent les humains par le nez jusqu’à la
mort, cet oubli définitif et cette rieuse suprême. Le fond de la plupart des
âmes, c’est la vanité. Or, qu’est-ce que la vanité ? C’est le vide.
Multipliez les zéros tant que vous voudrez, cela vaudra toujours zéro, entassez
des riens et vous n’arriverez à rien, rien, rien. Rien, voilà le programme de
la majorité des hommes.
Et ce
sont là des immortels ! Et ces âmes si ridiculement trompeuses et trompées
sont impérissables ! Pour tous ces écervelés, la vie est un piège suprême
qui cache l’enfer ! Oh ! Il y a certainement là-dessous un secret
terrible : c’est celui de la responsabilité. Le père répond pour ses enfants,
le maître pour ses serviteurs, et l’homme intelligent pour la foule
inintelligente. La rédemption s’accomplit par tous les hommes supérieurs, la
bêtise souffre, mais l’esprit seul expie.
La
douleur du ver qu’on écrase et de l’huître que l’on déchire ne sont pas des
expiations.
Sache
donc, ô toi qui veux être initié aux grands mystères, que tu fais un pacte avec
la douleur et que tu affrontes l’enfer. Le Vautour, le Prométhéide te regarde
et les Furies conduites par Mercure apprêtent des coins de bois et des clous.
Tu vas être sacré, c’est-à-dire consacré au supplice. L’humanité a besoin de
tes tourments.
Le
Christ est mort jeune sur une croix et tous ceux qu’il a initiés ont été
martyrs. Apollonius de Tyane est mort des tortures qu’il avait souffertes dans
les prisons de Rome. Paracelse et Agrippa ont mené une vie errante et sont
morts misérablement. Guillaume Postel est mort prisonnier. Saint-Germain et
Cagliostro ont fait une fin mystérieuse et probablement tragique. Tôt ou tard,
il faut satisfaire au pacte soit formel soit tacite. Il faut payer l’amende
imposée à tout ravisseur du fruit de l’arbre de la science. Il faut se libérer
de l’impôt que la nature a mis sur les miracles. Il faut avoir une lutte finale
avec le diable lorsqu’on s’est permis d’être Dieu.
Eritis sicut dii
scientes bonum et malum.
FIN DU LIVRE SECOND
LIVRE TROISIÈME
Le Mystère sacerdotal ou
l'Art de se faire servir par les esprits.
-- CHAPITRE I
--
LES FORCES ERRANTES
Un sentiment vague qu'on
pourrait appeler la conscience de l'infini agite l'homme et le tourmente. Il
sent en lui des forces oisives, il croit sentir s'agiter autour de lui des ennemis
sans formes ou des auxiliaires inconnus. Il a souvent besoin de croire
l'absurde et d'essayer l'impossible ; ou bien il se sent malade et brisé, tout
lui échappe, et il voudrait tordre le désespoir pour en faire sortir une
espérance nouvelle. L'amour l'a trompé, l'amitié l'a délaissé, la raison ne lui
suffit plus. Un philosophe l'attristerait ; un magicien l'épouvanterait ; c'est
alors qu'il lui faut un prêtre !
Le prêtre est le
dompteur des hippogriffes de l'imagination et des tarasques de la fantaisie.
Il tire une force de nos faiblesses et compose une réalité avec nos chimères ;
c'est le médecin homéopathe de la folie humaine. N'est‑il pas d'ailleurs
plus qu'un homme ? N’a‑t‑il pas une mission légitime dont les
titres de noblesse remontent au Calvaire ou au Sinaï ? Je parle ici du prêtre
catholique, et de fait il n'existe que celui‑là. Les juifs ont des
rabbins, les musulmans, des imans ; les Indiens, des brahmes ; les Chinois, des
bonzes, les protestants, des ministres. Les catholiques seuls ont des prêtres,
parce que seuls ils ont l'autel et le sacrifice, c'est‑à‑dire toute
la religion.
Exercer la haute magie,
c'est faire coucurrence au sacerdoce catholique, c'est être un prêtre
dissident. Rome est la grande Thèbes de l'initiation nouvelle. Elle remua jadis
les ossements de ses martyrs pour combattre les dieux évoqués par Julien. Elle
a pour cryptes ses catacombes, pour talismans ses chapelets et ses médailles,
pour chaînes magiques ses congrégations, pour foyers magnétiques ses couvents,
pour centres d'attraction ses confessionnaux, pour moyens d'expansion ses chaires,
ses imprimeries et les mandements de ses évêques ; elle a son pape enfin, son
pape, l'homme‑Dieu rendu visible et permanent sur la terre, son pape qui
peut être un sot comme le sont plus ou moins tous les fanatiques, ou un
scélérat comme Alexandre VI, mais qui n'en sera pas moins le régularisateur des
esprits, l'arbitre des consciences, et dans tout l'univers chrétien le
distributeur légitime de l'indulgence et des pardons.
C'est insensé, allez‑vous
dire. – Oui, c'est presque insensé à force d'être grand. C'est presque ridicule
tant cela dépasse le sublime. Quelle puissance semblable a jamais paru sur la
terre ? Et si elle n'existait pas, qui oserait jamais l'inventer. Comment s'est
produit cet effet immense ? D'où nous vient ce prodige qui semble réaliser
l'impossible ? – De la concentration des forces errantes, de l'association et
de la direction des instincts vagues, de la création conventionnelle de
l'absolu dans l'espérance et dans la foi !
Criez maintenant au
monstre, philosophes du dix‑huitième siècle! Le monstre est plus fort que
vous et vous vaincra. Dites qu’il faut écraser l'infâme ! disciples de Voltaire
; l’infâme ! Y pensez‑vous ? L'infâme inspiratrice de Vincent de Paul et
de Fénelon, l'infâme qui suggère tant de sacrifices aux nobles sœurs de
charité, tant de dévouements à de pauvres et chastes missionnaires !
L'infâme fondatrice de tant de maisons de charité, de tant de refuges pour le
repentir, de tant de retraites pour l'innocence. Si là est l'infâmie, tandis
que l'honneur serait avec vos calomnies et vos injures, j'embrasse avec amour
le pilori et je foule votre honneur.
Mais ce n'est pas là ce
que vous voulez dire, et je ne veux pas être votre calomniateur à mon tour. Ame
de Voltaire, toi que j'appellerais volontiers une âme sainte ; car tu préférais
à toutes choses la vérité et la justice ; pour toi, le bon sens était Dieu et
la bêtise était le diable. Tu n'as vu que l'âme dans la crèche de Bethléem. Tu
as vu l’entrée triomphale de Jésus dans Jérusalem et tu as ri des oreilles de
l'âne. Cela devait fâcher Fréron.
Ah ! Si tu avais
connu Veuillot ! Mais parlons sérieusement, car il s'agit ici de choses
graves.
Le Génie du
christianisme a répondu au sarcasmes de Voltaire, ou plutôt Chateaubriand a
complété Voltaire, car ces deux grands hommes sont également en dehors du catholicisme
des prêtres.
Les oreilles d'âne
seront indispensable tant qu'il y aura des ânes dans le monde, et il doit y
avoir des ânes puisque la nature, fille de Dieu, les a créés.
Jésus‑Christ a
voulu avoir un âne pour monture, et c'est pour cela que le saint Père monte sur
une mule. Sa pantoufle même s’appelle une mule, pour signifier peut‑être
qu'un bon pape doit être entêté jusqu'au bout des ongles des pieds. Non
possumus, dit notre saint Père le pape Pie IX lorsqu'on lui demande des
concessions et des réformes. Le pape ne dit jamais possumus « nous
pouvons », car cela c'est le grand arcane du sacerdoce ; tous les prêtres
le savent bien, mais cela est surtout vrai tant qu'ils ne le disent pas.
Le pouvoir fondé sur les
mystères doit être un pouvoir mystérieux, autrement il n'existerait plus.
Je crois que cet homme
peut quelque chose que je ne saurais définir à cause d'autre chose que je ne
comprends pas ni lui non plus. Donc je dois lui obéir, car je ne saurais dire
pourquoi je ne lui obéirais pas, ne pouvant nier l'existence de ce que je ne
sais pas, existence que d'ailleurs il affirme avec tout autant de raison. Je
sens que cela n'est pas raisonnable et j'en suis bien aise parce qu'il me dit
souvent qu'il faut se défier de la raison. Seulement je trouve que cela me
fait du bien et que cela me tranquillise de penser ainsi.
– Charbonnier, vous avez
raison.
Amours avortées ou
déçues, ambitions repoussées ; colères impuissantes, ressentiments aigris,
orgueil qui aspire à descendre, paresse de l'esprit que fatigue le doute, élans
de l'ignorance vers l'inconnu et surtout vers le merveilleux, craintes vagues
de la mort, tourments de la mauvaise conscience, besoin du repos qui nous fuit
sans cesse, rêves sombres et grandioses des artistes, visions terribles de
l'éternité. Voilà les forces errantes que la religion rassemble et dont elle
forme une passion la plus invincible et la plus formidable de toutes : la
dévotion.
Cette passion est sans
frein, car rien ne peut la retenir ou la limiter, elle se fait gloire de ses
excès et croit que l'Eternité commence pour elle ; elle absorbe tous les
sentiments, rend l'homme insensible à tout ce qui n'est pas elle et pousse le
zèle de la propagande jusqu'au despotisme le plus meurtrier et jusqu'à la
fureur la plus implacable. Saint Dominique et saint Pie V sont reconnus comme
tels par toute l'Eglise et ne peuvent être reniés par un catholique soumis et
de bonne foi.
On comprend combien la
dévotion peut devenir un levier puissant dans la main d'une autorité qui se déclare
infaillible. Donnez‑moi un point d’appui hors du monde, disait Archimède,
et je déplacerai la terre. Les prêtres ont trouvé un point d'appui hors de la
raison personnelle et ils ont déplacé la raison de l'humanité :
« Voyant que les
hommes n'arrivaient pas à la connaissance de Dieu par la science et par la
raison, il nous a plu, dit le prince des apôtres, de sauver les croyants par
l'absurdité de la foi ! »
Adversaires de l'Eglise,
qu'avez‑vous ici à répondre ? Saint Paul parle, comme on dit, la bouche
ouverte et ne prétend tromper personne.
La force religieuse du
dogme est dans cette obscurité qui fait son absurdité apparente. Un dogme
expliqué ce n'est plus un dogme, c'est un théorème de philosophie ou du moins
un postulatum. On veut toujours confondre la religion avec la philosophie, et
l'on ne comprend pas que leur séparation et leur distinction, je ne dis pas
leur antagonisme, est absolument nécessaire à l'équilibre de la raison.
Les astronomes pensent
que les comètes ne sont errantes que relativement à notre système, mais
qu'elles suivent un cours régulier allant d'un système à l'autre et décrivant
une ellipse dont les foyers sont deux soleils.
Il en est de même des
forces errantes de l'homme. Une seule lumière ne leur suffit pas, et pour
équilibrer leur essor il leur faut deux centres et deux foyers : l'un c'est la
raison, et l'autre la foi.
-- CHAPITRE II
--
LES POUVOIRS DES PRÊTRES
Pour que le prêtre soit
puissant, il faut qu'il sache ou qu'il croie. La conciliation de la science
avec la foi appartient au grand hiérophante.
Si le prêtre sait sans
croire, il peut être un homme de bien ou un malhonnête homme. S'il est homme de
bien, il exploite la foi des autres an profit de la raison et de la justice.
S'il est malhonnête homme, il exploite la foi au profit de ses cupidités, mais
alors ce n'est plus un prêtre, c'est le plus vil des malfaiteurs.
S'il croit sans savoir,
c'est une dupe respectable mais dangereuse que les hommes de science doivent
dominer et surveiller.
Le sacerdoce et la
royauté dans le christianisme ne sont que des délégations. Nous sommes tous
prêtres et rois ; mais comme les fonctions sacerdotales et royales supposent
l'action d'un seul sur une multitude, nous confions nos pouvoirs dans l'ordre
temporel à un roi et dans l'ordre spirituel à un prêtre.
Le roi chrétien est
prêtre comme nous tous, mais il n'exerce pas le sacerdoce.
Le prêtre chrétien est
roi comme nous tous, mais il ne doit pas exercer la royauté.
Le prêtre doit diriger
le roi et le roi protéger le prêtre.
Le prêtre tient les
clefs et le roi porte le glaive.
Le prêtre du
christianisme primitif était saint Pierre et le roi était saint Paul.
Le roi et le prêtre
tiennent leurs pouvoirs du peuple, qui a été sacré roi et prêtre par l'onction
sainte du baptême, application du sang divin de Jésus‑Christ.
Toute la société est
sauvegardée par l'équilibre de ces deux puissances.
Que demain il n'y ait
plus de pape, après demain il n'y aura plus de rois, et il n'y aura plus
personne pour régner, soit dans l'ordre temporel, soit dans l'ordre spirituel,
parce que personne n'obéira plus ; alors il n'y aura plus de société et les
hommes s'entre‑tueront.
Le pape c’est le prêtre,
et le prêtre c’est le pape, car l'un est le représentant de l’autre. L'autorité
du pape vient des prêtres et celle des prêtres remonte au pape. Au‑dessus,
il n'y que Dieu. Telle est du moins la croyance des prêtres.
Le prêtre dispose donc
pour ceux qui ont confiance en lui d'une puissance divine. J'oserai même dire
que son pouvoir semble être plus que divin, puisqu'il commande à Dieu même de
venir et Dieu vient. Il fait plus, il crée Dieu par une parole ! Par un
prestige attaché à sa personne, il dépouille les hommes de leur orgueil et les
femmes de leur pudeur. Il les force à venir lui raconter des turpitudes pour
lesquelles les hommes se battraient si on paraissait les en soupçonner, et dont
les femmes ne voudraient pas même entendre le nom ailleurs que dans le
confessionnal. Mais là, elles sont en règle avec les pefites infamies, elles
les disent tout bas, et le prêtre les pardonne ou leur impose une pénitence :
quelques prières à dire, quelque mortification à faire, et elles s'en vont
consolées. Est‑ce donc trop cher que d'acheter la paix du cœur au prix
d'un peu de servitude !
La religion étant la
médecine des esprits impose certainement des servitudes, comme le médecin
prescrit des remèdes et soumet ses malades à un régime. Personne ne peut raisonnablement
contester l’utilité de la médecine, mais il ne faut pas pour cela que les
médecins veuillent forcer les gens bien portants à se soigner et à se purger.
Ce serait un plaisant
spectacle de voir le président de l'Académie de médecine lancer des encycliques
contre tous ceux qui vivent sans rhubarbe, et mettre au ban de la société ceux
qui prétendent, avec de la sobriété et de l'exercice, pouvoir se passer du
médecin. Mais, de bouffonne la scène deviendrait tragique sans être moins
énormément ridicule si le gouvernement, appuyant les prétentions du doyen,
laissait seulement le choix aux réfractaires entre la seringue de Purgon et le
fusil Chassepot. La liberté de régime est aussi inviolable que la liberté de
conscience.
Vous me direz peut‑être
qu'on ne consulte pas les fous avant de leur administrer des douches. J'en
conviens : mais prenez garde, ceci tournerait contre vous. Les fous sont en
opposition avec la raison commune. Ils ont des croyances exceptionnelles et des
extravances qu'ils veulent imposer et qui les rendent furieux. Ne nous donnez
pas à penser qu'il faudrait répondre par des douches obligatoires aux
défenseurs du Syllabus.
La puissance du prêtre est toute morale et ne
saurait s'imposer par la force. Mais d'un autre côté, et par une juste
compensation, la force ne peut rien pour la détruire. Si vous tuez un prêtre
vous faites un martyr. Faire un martyr, c'est poser la première pierre d'un
autel, et tout autel produit des séminaires de prêtres. Renversez un autel et
avec ses pierres dispersées, on en construira vingt que vous ne renverserez
pas. La religion n'a pas été inventée par les hommes, elle est fatale,
c'est-à-dire providentielle ; elle s'est produite d'elle-même pour
satisfaire au besoin des hommes et c'est ainsi que Dieu l'a voulue et révélée.
Le vulgaire y croit
parce qu'il ne la comprend pas et parce qu'elle semble être assez absurde pour
le subjuguer et lui plaire, et moi j'y crois parce que je la comprends et parce
que je me trouverais absurde de ne pas y croire.
– C'est moi, ne craignez
rien, dit le Christ en marchant sur les flots au milieu de la tempête.
– Seigneur, si c'est
vous, dit saint Pierre, ordonnez que j'aille à vous en marchant aussi sur les
flots.
– Viens ! répond le
Sauveur, et saint Pierre marcha sur la mer. Tout à coup, le vent s'élève plus
furieux, les vagues se balancent et l'homme a peur ; aussitôt il enfonce, et
Jésus le retenant et le soulevant par la main lui dit : « Homme de peu de
foi, pourquoi as‑tu douté ? »
-- CHAPITRE III --
L’ENCHAÎNEMENT DU DIABLE
Le plaisir est un ennemi qui doit fatalement devenir notre esclave et, notre maître. Pontle posséder il faut combattre, et pour en jouir il finit l'avoir vaincu.
Le plaisir est un
esclave charmant, mais c’est un maître cruel, impitoyable et meurtrier. Ceux
qu'il possède il les fatigue, il les use, il les tue, après avoir trompé tous
leurs désirs et trahi toutes leurs espérances. La servitude d'un plaisir
s'appelle une passion. La domination sur un plaisir peut s'appeler une
puissance.
La nature a mis le
plaisir près du devoir ; si nous le séparons du devoir, il se corrompt et nous
empoisonne. Si nous nous attachons au devoir, le plaisir ne s'en séparera plus,
il nous suivra et sera notre récompense. Le plaisir est inséparable du bien.
L'homme de bien peut souffrir, il est vrai, mais pour lui un plaisir immense se
dégage de la douleur. Job sur son fumier reçoit la visite de Dieu qui le
console et le relève, tandis que Nabuchodonosor sur son trône se courbe sous
une main fatale qui lui prend sa raison et le change en bête. Jésus expirant
sur la croix pousse un cri de triomphe comme s'il sentait sa résurrection
prochaine, tandis que Tibère à Caprée, au milieu de ses criminelles délices
trahit les angoisses de son âme et avoue dans une lettre au sénat qu'il se sont
mourir tous les jours !
Le mal n'a de prise sur
nous que par nos vices et par la peur qu'il nous inspire. Le diable poursuit
ceux qui ont peur de lui et fuit devant ceux qui le méprisent. Bien faire et ne
rien craindre. c'est l'art d'enchaîner le démon.
Mais nous ne faisons pas
ici un traité de morale. Nous révélons les secrets de la science magique
appliquée à la médecine des esprits. Il faut donc dire quelque chose des possessions
et des exorcismes.
Nous avons tous en nous‑mêmes
le sentiment d'une double vie. Les luttes de l'esprit contre la conscience, du
désir lâche contre le sentiment généreux, de la bête, en un mot, contre la
créature intelligente, les faiblesses de la volonté entraînée souvent par la
passion, les reproches que nous nous adressons, la défiance de nous-mêmes, les
rêves que nous poursuivons tout éveillés ; tout cela semble nous révéfer en
nous‑mêmes la présence de deux personnes de caractère différent dont
l’une nous exhorte au bien tandis que l'autre voudrait nous entraîner au mal.
De ces anxiétés
naturelles à notre double nature, on a conclu à l'existence de deux anges
attachés à chacun de nous, l'un bon, l'autre mauvais, toujours présents, l'un à
notre droite et l’autre à notre gauche. Ceci est purement et simplement du
symbolisme, mais nous avons dit, et ceci est un arcane de la science, que
l'imagination de l'homme est assez puissante pour donner des formes
passagèrement réelles aux êtres qu'affirme son verbe. Plus d'une religieuse a
vu et touché son bon ange ; plus d'un ascète s'est pris corps à corps et s'est
réellement battu avec son démon familier.
Dans les visions que
nous avons provoquées ou qui procèdent d'une disposition maladve, nous nous
apparaissons à nous‑mêmes sous les formes que prête à notre imagination
exaltée une projection magnétique. Et quelquefois aussi certains malades ou
certains maniaques peuvent projeter des forces qui aimantent les objets soumis
à leur influence, en sorte que ces objets semblent se déplacer et se mouvoir
d'eux-mêmes.
Ces productions d'images
et de forces, n’étant pas dans l'ordre habituel de la nature, procèdent
toujours de quelque disposition maladive qui peut devenir tout à coup contagieuse
par les effets de l'étonnement, de la frayeur, ou de quelque disposition
mauvaise.
Les prodiges alors
redoublent, et tout semble être entraîné par le vertige de la démence. De
pareils phénomènes sont évidemment des désordres, ils sont produits par le
magnétisme du mal, et le vulgaire aurait raison, s'il admettait la définition
que nous avons donnée, de les attribuer au démon.
Ainsi se sont produits
les miracles des convulsionnaires de saint Médard, des trembleurs des Cévennes
et de tant d'autres. Ainsi se produisent les singularités du spiritisme ; au
centre de tous ces cercles, à la tête de tous ces courants, il y avait des
exaltés et des malades. Grâce à l'action du courant et à la pression des
cercles, les malades peuvent devenir incurables et les exaltés deviennent
fous.
Quand l'exaltation
visionnaire et le déréglement magnétique se produisent à l'état chronique chez
un malade, il est obsédé ou possédé suivant la gravité du mal.
Le sujet dans cet état
est atteint d'une sorte de somnambulisme contagieux, il rêve tout éveillé,
croit et produit jusqu’à un certain point l'absurde autour de lui, fascine les
yeux et trompe les sens des personnes impressionnables qui l'entourent. C'est
alors que la superstition triomphe et que l’action du diable devient évidente.
Elle est évidente, en effet, mais le diable n'est pas ce qu'on croit. On
pourrait définir la magie, la science du magnétisme universel, mais ce serait
prendre l'effet pour la cause. La cause, nous l'avons dit, c'est la lumière
principiante de 1'od, l’ob et l'aour des Hébreux. Mais
revenons au magnétisme dont les grands secrets ne sont pas encore connus et
révélons‑en les futurs théorèmes.
I
Tous les êtres vivant
sous une forme sont polarisés pour aspirer et respirer la vie universelle.
II
Les forces magnétiques
dans les trois règnes sont faites pour s'équilibrer par la puissance des
contraires.
III
L’électricité n'est que
la chaleur spéciale qui produit la circulation du magnétisme.
IV
Les médicaments ne
guérissent pas les maladies par l'action propre de leur substance, mais par
leurs propriétés magnétiques.
V
Toute plante est
sympathique à un animal et antipathique à l'animal contraire. Tout animal est
sympathique à un homme et antipathique à un autre. La présence d'un animal
peut changer le caractère d’une maladie.
Plus d'une vieille fille
deviendrait folle si elle n'avait pas un chat, et sera presque raisonnable si,
avec la possession d'un chat, elle fait concilier celle d'un chien.
VI
Il n'est pas une plante,
pas un insecte, pas un caillou qui ne cache une vertu magnétique et qui ne
puisse servir, soit à la bonne, soit à la mauvaise influence de la volonté humaine.
VII
L'homme a la puissance
naturelle de soulager ses semblables, par la volonté, par la parole, par le
regard et par les signes. Pour exercer cette puissance, il faut la connaître et
y croire.
VIII
Toute volonté non
manifestée par un signe est une volonté oisive. Il y a des signes directs et
des signes indirects. Le signe direct a plus de puissance parce qu'il est plus
rationnel ; mais le signe indirect est toujours un signe ou une action
correspondante à l'idée, et comme tel il peut réaliser la volonté. Mais le
signe indirect n'est effectif que quand le signe direct est impossible.
IX
Toute détermination à
l'action est une projection magnétique. Tout consentement à une action est une
attraction de magnétisme. Tout acte consenti est un pacte. Tout pacte est une
obligation libre d'abord, fatale ensuite.
X
Pour agir sur les autres
sans se lier soi-même, il faut être dans cette indépendance parfaite qui
appartient à Dieu seul. L'homme peut‑il être Dieu ? – Oui, par
participation !
XI
Exercer une grande
puissance sans être parfaitement libre, c’est se vouer à une grande fatalité.
C'est pour cela qu’un sorcier ne peut guère se repentir et qu'il est
nécessairement damné.
XII
La puissance du mage et
celle du sorcier sont la même ; seulement le mage se tient à l'arbre lorsqu'il
coupe la branche, et le sorcier est suspendu à la branche même qu'il veut
couper.
XIII
Disposer des forces
exceptionnelles de la nature, c'est se mettre hors la loi. C'est par conséquent
se soumettre au martyre si l'on est juste, et si on ne l'est pas, à un légitime
supplice.
XIV
De par le roi défense à Dieu
De faire miracle en ce lieu.
est une inscription
paradoxale seulement dans la forme. La police de tel ou tel lieu appartient au
roi, et tant que le roi est roi, Dieu ne peut se mettre en contravention avec
sa police. Dieu peut jeter au fumier les mauvais papes et les mauvais rois,
mais il ne peut s'opposer aux lois régnantes. Donc tout miracle qui se fait
contre l'autorité spirituelle et légale du pape ou contre l'autorité temporelle
et légale du roi ne vient pas de Dieu, mais du diable.
Dieu dans le monde,
c'est l'ordre et l'autorité ; Satan, c'est le désordre et l'anarchie. Pourquoi
est‑il non seulement permis mais glorieux de résister à un tyran ?
C'est que le tyrail est un anarchiste qui a usurpé le pouvoir. Voulez‑vous
donc lutter victorieusement contre le mal ? Soyez la personnification du bien.
Voulez‑vous vaincre l'anarchie ? Soyez le bras de l’autorité. Voulez‑vous
enchaîner Satan ? Soyez la puissance de Dieu.
Or, la puissance de Dieu
se manifeste dans l'humanité par deux forces : la foi collective et
l'incontestable raison.
Il y a donc deux
sortes infaillibles, ceux de la raison
et ceux de la foi. La foi commande aux fantômes dont elle est la reine parce qu’elle
est leur mère, et ils s’éloignent pour un temps. La raison souffle sur eux au
nom de la science et ils diparaissent pour toujours.
-- CHAPITRE IV
--
LE SURNATUREL ET LE
DIVIN
Ce que le vulgaire
appelle surnaturel, c'est ce qui lui paraît contre nature.
La lutte contre la
nature est le rêve insensé des ascètes ; comme si la nature n’était pas la loi
même de Dieu.
Ils ont appelé
concupiscence les attraits légitimes de la nature. Ils ont lutté contre le
sommeil, contre la faim et la soif, contre les désirs de l'amour. Ils ont lutté
non pas seulement pourle triomphe des attraits supérieurs, mais dans la pensée
que la nature est corrompue et que la satisfaction de la nature est un mal. Il
s'en est suivi d'étranges aberrations. L'insomnie a créé le délire, le jeûne a
creusé les cerveaux et les a remplis de fantômes, le célibat forcé a fait
renaître de monstrueuses impuretés.
Les incubes et les
succubes ont infesté les cloîtres. Le priapisme et l'hystérie ont créé dès
cette vie un enfer pour les moines sans vocation et pour les nonnes
présomptueuses.
Saint Antoine et sainte
Thérèse ont lutté contre de lubriques fantômes ; ils ont assisté en imagination
à des orgies dont l'antique Babylone n'eût pas ou l’idée.
Marie Alacoque et
Messaline ont souffert les mêmes tourments : ceux du désir exalté au delà de la
nature et qu'il est impossible de satisfaire.
Il y avait toutefois
entre elles cette différence, que si Messaline eût pu prévoir Marie Alacoque,
elle en eût été jalouse.
Résumer tous les hommes
en un seul, comme Caligula dans sa soif de sang eût voulu le faire, et voir cet
homme des hommes ouvrir sa poitrine et lui donner son cœur tout sanglant et
tout brûlant à adorer, et à adorer pour la consoler de n'être jamais rassasiée
d'amour, quel rêve c'eût été pour Messaline !
L'amour, ce triomphe de
la nature, ne peut lui être ravi sans qu'elle s'irrite. Lorsqu'il croit devenir
surnaturel il devient contre nature et la plus monstrueuse des impuretés est
celle qui profane et prostitue en quelque sorte l'idée de Dieu. Ixion
s'attaquant à Junon et épuisant sa force virile sur une nuée vengeresse était
dans la haute philosophie symbolique des anciens, la figure de cette passion
sacrilège punie dans les enfers par des nœuds de serpents qui l'attachaient à
une roue et la faisaient tourner dans un vertige éternel. La passion érotique,
détournée de son objet légitime et exaltée jusqu'au désir insensé de faire en
quelque sorte violence à l'infini, est la plus furieuse des aberrations de
l'âme, et comme la démence du marquis de Sade, elle a soif de tortures et de
sang. La jeune fille déchirera son sein avec des tissus de fer, l'homme épuisé,
égaré par les jeûnes et les veilles, s'abandonnera tout entier aux délices
dépravées d'une flagellation pleine de sensations étranges, puis à force de
fatigue viendront les heures d'un sommeil plein de rêves énervants.
De ces excès résulteront
des maladies qui seront le désespoir de la science. Tous les sens perdront leur
usage naturel pour prêter leur concours à des sensations mensongères, des
stigmates plus effrayants que ceux de la syphilis ; creuseront dans les mains,
dans les pieds, et autour de la tête, des plaies au suintement intermittent et
profondément douloureux. Bientôt la victime ne verra plus, n’entendra plus,
ne prendra plus de nourriture, et restera plongée dans un idiotisme profond
dont elle ne sortira que pour mourir, à moins qu'une réaction terrible ne
s'opère et ne se manifeste par des accès d'hystérisme ou de priapisme, qui
feront croire à l'action directe du démon.
Malheur alors aux Urbain
Grandier et aux Gaufridy ! Les fureurs des bacchantes qui ont mis en
pièces Orphée n'auront été que des jeux innocents comparés à la rage des
pieuses colombes du Seigneur livrées à la furie d'amour !
Qui nous racontera les
indicibles romans de la cellule du chartreux ou du petit lit solitaire où
semble dormir la religieuse cloîtrée. Les jalousies de l'époux divin, ses
abandons qui rendent folle, ses caresses qui donnent soif d'amour ! Les
résistances du succube couronné d'étoiles. Les dédains de la Vierge reine des
anges, les complaisances de Jésus‑Christ !
Oh ! les lèvres qui ont
bu une fois à cette coupe fatale restent altérées et tremblantes. Les cœurs
brûlés une fois par ce délire trouvent sèches et insipides les sources réelles
de l'amour. Qu'est‑ce en effet qu'un homme pour la femme qui a rêvé un
Dieu ? Qu'est‑ce que la femme pour l'homme dont le cœur a palpité pour la
beauté éternelle ? Ah ! Pauvres insensés, ce n'est plus rien pour vous et c'est
tout cependant ; car c'est la réalité, la raison, la vie.
Vos rêves ne sont que
des rêves, vos fantômes que des fantômes. Dieu, la loi vivante, Dieu, la
sagesse suprême, n'est point le complice de vos folies ni l'objet possible de
vos passions désespérées, un poil tombé de la barbe d'un homme, un seul cheveu
perdu par une femme réelle et vivante sont quelque chose de meilleur et de plus
positif que vos dévorantes chimères. Aimez‑vous les uns les autres et
adorez Dieu.
La véritable adoration
de Dieu n'est pas l'anéantissement de l'homme dans l'aveuglement et le délire
; c'en est au contraire l'exaltation paisible dans la lumière de la raison. Le
véritable amour de Dieu n'est pas le cauchemar de saint Antoine ; c'est au
contraire la paix profonde, cette tranquillité qui résulte de l'ordre parfait.
Tout ce que l'homme croit surnaturel dans sa propre vie est contre nature, et
tout ce qui est contre nature offense Dieu. Voilà ce qu'un vrai sage doit bien
savoir !
Rien n'est surnaturel
pas même Dieu, car la nature le démontre. La nature est sa loi, sa pensée ; la
nature est lui‑même, et s'il pouvait donner des démentis à la nature, il
pourrait attenter à sa propre existence. Le miracle, prétendu divin, s'il
sortait de l'ordre éternel, serait le suicide de Dieu.
Un homme peut
naturellement guérir les autres puisque Jésus‑Christ, les saints et les
magnétiseurs l'ont fait et le font encore tous les jours. Un homme peut
s'élever de terre, marcher sur l'eau, etc ; il peut tout ce que Jésus a pu et
c'est lui‑même qui le dit : ceux qui croiront feront les choses que je
fais et des choses plus grandes encore.
Jésus a ressuscité des
morts, mais il n’a jamais évoqué des âmes. Ressusciter un homme, c'est le
guérir de la léthargie qui précède ordinairement la mort. L'évoquer après sa
mort, c'est imprimer à la vie un mouvement rétrograde, c'est violenter la
nature, et Jésus ne le pouvait pas.
Le miracle divin, c'est
la nature qui obéit à la raison ; le miracle infernal, c'est la nature qui
semble se désordonner pour obéir à la folie. Le vrai miracle de la vie humaine,
c’est le bon sens, c'est la raison patiente et tranquille, c'est la sagesse
qui peut croire sans péril parce qu’elle sait douter sans amertume et sans
colère, c'est la bonne volonté persévérante qui cherche, qui étudie et qui
attend. C'est Rabelais qui célèbre le vin, boit souvent de l'eau, remplit tous
les devoirs d'un bon curé et écrit son Pantagruel. Un jour que
Jean de la Fontaine avait mis ses bas à l'envers, il demandait sérieusement si
saint Augustin avait autant d'esprit que Rabelais. Retournez vos bas, bon La
Fontaine, et gardez-vous à l'avenir de faire de semblables questions ; peut‑être
M. de Fontenelle est‑il assez fin pour vous comprendre, mais il n'est
certainement pas assez hardi pour vous répondre.
Tout ce qu'on prend pour
Dieu n'est pas Dieu et tout ce qu'on prend pour diable n'est pas le diable.
Ce qui est divin échappe
à l’appréciation de l'homme et surtout de l'homme vulgaire. Le beau est
toujours simple, le vrai semble ordinaire et le juste passe inaperçu parce
qu'il ne choque personne. L'ordre n'est jamais remarqué ; c'est le désordre
qui attire l'attention parce qu'il est encombrant et criard. Les enfants sont
pour la plupart insensibles à l'harmonie, ils préfèrent le tumulte et le bruit
; c’est ainsi que, dans la vie, bien des gens cherchent le drame et le roman.
Ils dédaignent le beau soleil et rêvent les splendeurs de la foudre, ils ne
s’imaginent la vertu qu'avec la ciguë et Caton eût vécu libre ; mais s'ils
eussent été de vrais sages, le monde les eût‑il connus ?
Saint-Martin ne le
croyait pas, lui qui donnait le nom de philosophes inconnus aux initiés à la
vrai sagesse. Se taire est une des grandes lois de l'occultisme. Or, se taire
cest se cacher. Dieu, c'est la toute‑puissance qui se cache et Satan,
c'est l'impuissance vaniteuse qui cherche toujours à se montrer.
-- CHAPITRE V
--
LES RITES SACRÉS ET
LES RITES MAUDITS
Il est raconté dans la
Bible que deux prêtres ayant mis un feu profane dans leurs encensoirs furent
dévorés devant l'autel par une explosion jalouse du feu sacré. Cette histoire
est une menaçante allégorie.
Les rites, en effet, ne
sont ni indifférents ni arbitraires. Les rites efficaces sont les rites
consacrés par l'autorité légitime, et les rites profanés produisent toujours un
effet coutraire à celui que le téméraire opérateur se propose.
Les rites des anciennes
religions débordées et annulées par le christianisme sont des rites profanes et
maudits pour quiconque ne croit pas sérieusement à la vérité de ces religions
aujourd'hui proscrites.
Ni le Judaïsme ni les
autres grands cultes de l’Orient n'ont dit encore leur dernier mot. Ils sont
condamnés, mais ils ne sont pas encore jugés, et jusqu'au jugement leur protestation
peut être considérée comme légitime.
Les rites laissés en
arrière par la marche du progrès religieux sont par cela même profanés et en
quelque sorte maudits. On pourra comprendre plus tard les grandeurs encore
ignorées du dogme judaïque, mais le monde chrétien ne reviendra pas pour cela à
la circoncision.
Le schisme de Samarie
était un retour vers le symbolisme de l'Egypte, aussi n'en est‑il rien
resté et les dix tribus ont disparu mélangées aux nations et absorbées à jamais
par elles.
Les rites des grimoires
hébreux déjà condamnés par la loi de Moïse appartiennent au culte des
patriarches qui offraient des victimes sur les montagnes en évoquant des
visions. C'est un crime que de vouloir recommencer le sacrifice d'Abraham.
Les chrétiens
catholiques et orthodoxes ont seuls établi un dogme et fondé un culte ; les
hérétiques et les sectaires n'ont su que nier, supprimer et détruire. Ils nous
ramènent au déisme vague et à la négation de toute religion révelée, ce qui
repousse Dieu dans une si profonde obscurité, que les hommes ne sont plus guère
intéressés à savoir si véritablement il existe.
En dehors des
affirmations magistrales et positives de Moïse et de Jésus-Christ touchant la
Divinité, tout n'est plus que doutes, hypothèses et fantaisie.
Pour les anciens peuples
qui haïssaient les Juifs et que les Juifs détestaient, Dieu n'était autre chose
que le génie de la nature, gracieux comme le printemps, terrible comme la
tempête, et les mille transformations de ce protée avaient peuplé d'une grande
multitude de dieux les divers panthéons du monde.
Mais au dessous de tout
régnait le destin, c'est‑à‑dire la fatalité. Les dieux des anciens
n'étaient que des forces naturelles. La nature elle-même était le grand
panthée. Les conséquences fatales d'un pareil dogme devaient être le
matérialisme et l'esclavage.
Le Dieu de Moïse et de
Jésus‑Christ est un. Il est esprit ; il est éternel, indépendant immuable
et infini ; il peut tout, il a créé toutes choses et il les gouverne toutes. Il
a fait l'homme à son image et à sa ressemblance. Il est notre seul père et
notre seul maître. Les conséquences de ces dogmes sont le spiritualisme et la
liberté.
De cet antagonisme dans
les idées, on a conclu mal à propos un antagonisme dans les choses. On a fait
du panthée un ennemi de Dieu, comme si le panthée existait réellement ailleurs
que dans l'empire même de Dieu. On fait de la nature une puissance révoltée ;
on a appelé l'amour Satan ; on a donné à la matière un esprit qu'elle ne
saurait avoir, et par la loi fatale de l'équilibre il en est résulté qu'on a matérialisé
les dogmes religieux. De ce conflit est sorti un contresens, ou peut‑être
un malentendu immense : c'est qu'on a réclamé la liberté de l'homme au nom de
la fatalité qui l'enchaîne et un asservissement au nom de Dieu qui seul peut et
veut l'affranchir. De cette perversité de jugement, la conséquence est un
incroyable malaise et une sorte de paralysie morale parce qu'on voit partout
des écueils.
J'avoue qu'entre
Proud’hon et Veuillot, je ne me sens même pas une velléité de choisir.
Les religions mortes ne
revivent jamais, et comme l'a dit Jésus‑Christ, on ne met pas le vin
nouveau dans de vieux vases. Quand les rites deviennent inefficaces, le
sacerdoce disparaît. Mais à travers toutes les transformations religieuses se
sont conservés les rites secrets de la religion universelle, et c'est dans la
raison et dans la valeur de ces rites que consiste encore le grand secret de la
franc-maçonnerie.
Les symboles
maçonniques, en effet, constituent dans leur ensemble une synthèse religieuse
qui manque encore au sacerdoce catholique romain. Le comte Joseph de Maistre le
sentait instinctivement ; et lorsque dans son épouvante de voir le monde sans
religion, il aspirait à une alliance prochaine entre la science et la foi, il
tournait involontairement les yeux vers les portes entr'ouvertes de l'occultisme.
Maintenant, l'occultisme
maçonnique n'existe plus, et les portes de l'initiation sont ouvertes à deux
battants. Tout a été divulgué, tout a été écrit. Le Tuileur et les
rituels maçonniques se vendent à qui veut les acheter. Le Grand Orient n'a
plus de mystères, ou du moins il n'en a pas plus pour les profanes que pour les
initiés ; mais les rites maçonniques inquiètent encore la cour de Rome, parce
qu'elle sent qu'il y a là une puissance qui lui échappe.
Cette puissance, c'est
la liberté de la conscience humaine, c'est la morale essentielle, indépendante
de chaque culte. C'est le droit de n'être ni maudit ni voué à la mort éternelle
parce qu'on se passe du ministère des prêtres, ministère nécessaire seulement
pour ceux qui en sentent le besoin, respectable pour tous quand il s'offre sans
s'imposer, horrible lorsqu'on en abuse.
C'est par la malédiction
que l'Eglise donne de la puissance à ses ennemis. L’excommunication injuste
est une espèce de sacre. Jacques de Molay, sur son bûcher, était le juge du
pape et du roi. Savonarole, brûlé parAlexandre VI, était alors le vénérable
vicaire et le représentant de Jésus‑Christ, et lorsqu’on refusait les
sacrements aux prétendus jansénistes, le diacre Pâris faisait des miracles.
Deux sortes de rites
peuvent donc être efficaces en magie : les rites sacrés et les rites maudits,
car la malédiction est une consécration négative. L'exorcisme fait la
possession, et l'Eglise infaillible crée en quelque sorte le diable lorsqu'elle
entreprend de le chasser.
L'Eglise catholique
romaine reproduit d'une manière exacte l'image de Dieu telle que l'ont dépeinte
avec tant de génie les auteurs du Siphra Dzeniûtta, expliqué par
Rabbi Schiméon et ses disciples. Elle a deux faces, l'une de lumière et l'autre
d'ombre, et l'harmonie pour elle résulte de l'analogie des contraires. La face
de lumière, c'est la figure douce et souriante de Marie. La face d'ombre, c'est
la grimace du démon. J'ose dire franchement au démon ce que je pense de sa
grimace, et je ne crois pas en cela offenser l'Eglise ma mère. Si pourtant elle
condamnait la témérité ; si une décision d'un futur concile affirmait que le
diable existe personnellement, je me soumettrais en vertu même de mes
principes. J’ai dit que le verbe crée ce qu'il affirme ; or l'Eglise est
dépositaire de l'autorité du verbe ; quand elle aura affirmé l’existence non
seulement réelle mais personnelle du diable, le diable existera
personnellement, l'Eglise romaine l'aura créé.
Les madones qui font des
miracles ont toute la figure noire, parce que la multitude aime à regarder la
religion de son côté ténébreux. Il en est des dogmes comme des tableaux
puissamment éclairés : si vous atténuez les ombres, vous affaiblissez les
lumières.
La hiérarchie des
lumières, voilà ce qu'il faut rétablir dans l'Eglise au lieu de la hiérarchie
des influences temporelles. Que la science soit rendue au clergé, que l'étude
approfondie de la nature redresse et dirige l'exégèse. Que les prêtres soient
des hommes mûrs et éprouvés par les luttes de la vie. Que les évêques soient
supérieurs aux prêtres en sagesse et en vertu. Que le pape soit le plus savant
et le plus sage des évêques, que les prêtres soient élus par le peuple, les
évêques par les prêtres et le pape par les évêques. Qu'il y ait pour le
sacerdoce une initiation progressive. Que les sciences occultes soient étudiées
par les aspirants au saint ministère, et surtout cette grande Kabbale judaïque
qui est la clef de tous les symboles. Alors seulement, la vraie religion
universelle sera révélée, et la catholicité de tous les âges et de tous les
peuples remplacera ce catholicisme absurde et haineux, ennemi du progrès et de
la liberté, qui lutte encore dans le monde contre la vérité et la justice, mais
dont le règne est passé pour toujours.
Dans l'Eglise actuelle comme dans le Judaïsme du
temps de Jésus‑Christ, l'ivraie se trouve mêlée avec le bon grain, et de
peur d'arracher le froment, on n'ose pas toucher à l'ivraie. L'Eglise expie ses
propres anathèmes, elle est maudite parce qu'elle a maudit. Le glaive qu'elle a
tiré s'est retourné contre elle, comme le maître l'avait prédit.
Les malédictions
appartiennent à l'enfer et les anathèmes sont les actes de la papauté de Satan.
Il faut les renvoyer au grimoire d'Honorius. La véritable Eglise de Dieu prie
pour les pécheurs et n'a garde de les maudire.
On blâme les pères qui
maudissent leurs enfants, mais jamais on n'a pu admettre qu'une mère ait maudit
les siens. Les rites de l'excommumeation usités dans les temps barbares étaient
ceux des envoûtements, de la magie noire, et ce qui le prouve, c'est qu'on
voilait les choses saintes et qu'on éteignait toutes les lumières comme pour
rendre hommage aux ténèbres. Alors on excitait les peuples à la révolte contre
les rois, on prêchait l'extermination et la haine, on mettait les royaumes en
interdit, et on agrandissait par tous les moyens possibles le courant magnétique
du mal. Ce courant est devenu un tourbillon qui ébranle le siège de Pierre,
mais l'Eglise triomphera par l'indulgence et le pardon. Un jour viendra où les
derniers anathèmes d'un concile œcuménique seront ceux-ci : Maudite soit la
malédiction, que les anathèmes soient anathèmes, et que tous les hommes soient
bénis ! – Alors on ne verra plus d'un côté l'humanité, de l'autre l'Eglise. Car
l'Eglise embrassera l'humanité, et quiconque sera dans l'humanité ne pourra
être hors de l'Eglise.
Les dogmes dissidents ne
seront considérés que comme des ignorances. La charité fera une douce violence
à la haine, et nous resterons unis par tous les sentiments d'une fraternité
sincère avec ceux mêmes qui voudraient se séparer de nous. La Religion alors
aura conquis le monde, et les Juifs nos pères et nos frères salueront avec nous
le règne spirituel du Messie. Tel sera sur la terre, maintenant si désolée et
si malheureuse, le second avènement du Sauveur, la manifestation de la grande
catholicité, et le triomphe du messianisme, notre espérance et notre
foi !...
-- CHAPITRE VI
--
DE LA DIVINATION
On peut deviner de deux
manières, par sagacité ou par seconde vue.
La sagacité, c'est la juste observation des faits avec la déduction légitime des effets et des causes.
La seconde vue est une
intuition spéciale, semblable à celle des somnambules lucides qui lisent le passé,
le présent et l'avenir dans la lumière universelle. Edgar Poë, somnambule
lucide de l'ivresse, parle dans ses contes d'un certain Auguste Dupin qui
devinait les pensées et découvrait les mystères des affaires les plus
embrouillées par un système tout spécial d'observations et de déductions.
Il serait à désirer que
Messieurs les juges d'instruction fussent bien initiés au système d'Auguste
Dupin.
Souvent, certains
indices négligés comme insignifiants conduiraient, si l'on en tenait compte, à
la découverte de la vérité. Cette vérité serait parfois étrange, inattendue,
invraisemblable, comme dans le conte d’Edgar Poë intitulé : Double
assassinat dans la rue de la Morgue. Que dirait‑on, par exemple,
si l'on apprenait un jour que l'empoisonnement de M. Lafarge n’est imputable à
personne, que l'auteur de cet empoisonnement était somnambule et que frappée de
craintes vagues (si c'était une femme), elle allait furtivement dans la fausse
lucidité de son sommeil, substituer, mélanger l’arsenic, le bicarbonate de
soude et la poudre de gomme jusque dans les boîtes de Marie Capelle, croyant
dans son rêve rendre impossible cet empoisonnement dont elle avait peur peut‑être
pour son fils.
Certes nous faisons ici
une hypothèse inadmissible après la condamnation, mais qui avant le jugement
eût mérité peut‑être d'être examinée avec soin en partant de ces données
:
1. Que madame Lafarge mère parlait sans cesse d'empoisonnement et se
défiait de sa bru, qui, dans une lettre malencontreuse, s'était vantée de
posséder de l'arsenic ;
2. Que cette même dame ne se déshabillait jamais et gardait même son
châle pour dormir ;
3. Qu'on entendait la nuit des bruits extraordinaires dans cette
vieille demeure du Glandier ;
4. Que l'arsenic était répandu partout dans la maison, sur les
meubles, dans les tiroirs, sur les étoffes, d'une manière qui exclut toute
intelligence et toute raison ;
5. Qu’il y avait de l'arsenic mêlé à de la poudre de gomme dans une
boîte que Marie Capelle remit elle‑même à sa jeune amie Emma Pontier, comme
contenant la gomme dont elle se servit pour elle‑même, et qu'elle
convenait d'avoir mêlé aux boissons de M. Lafarge.
Ces circonstances si
singulières eussent sans doute exercé la sagacité d'Auguste Dupin et de Zadig,
mais n'ont dû faire aucune impression sur des jurés et sur des juges mortellement
prévenus contre l'accusée par la triste évidence du vol des diamants. Elle fut
donc condamnée et bien condamnée, puisque la justice a toujours raison ; mais
on sait avec quelle énergie la malheureuse protesta jusqu'à la mort et de
quelles honorables sympathies elle fut entourée jusquà ses derniers moments.
Un autre condamné, moins
séduisant sans doute, protesta aussi devant la religion et devant la société
au moment terrible de la mort ; ce fut le malheureux Léotade, atteint et convaincu
du meurtre et du viol d'une enfant. Edgar Poë eût pu faire de cette tragique
histoire un de ses contes saisissants ; il eût changé les noms des personnages
et eût placé la scène en Angleterre ou en Amérique, et voici ce qu'il eût fait
dire à Auguste Dupin :
L'enfant est entrée dans
la maison d'éducation, l'on ne l'a plus vue reparaître, le portier qui fermait
toujours la porte avec une clef ne s'est absenté qu'une minute. A son retour,
l'enfant n'était plus là, niais elle avait laissé la porte entr'ouverte.
On retrouva le lendemain
la malheureuse petite dans le cimetière, près du mur des jardins du
pensionnat. Elle était morte et paraissait avoir été assommée à coups de
poing, ses oreilles avaient été déchirées, et elle portait les marques d'un
viol tout à fait anormal : c'étaient des déchirures effrayantes à voir, du
reste aucune des traces spéciales que devait y laisser le viol accompli par un
homme.
Elle ne semblait pas
d'ailleurs être tombée là, mais y avoir été déposée. Ses vêtements étaient
arrangés sous elle et autour d'elle. Ils étaient secs, bien qu'il eût plu toute
la nuit ; on devait l'avoir apportée là dans un sac vers le matin, soit par la
porte, soit par la brèche du cimetière. Ses vêtements étaient souillés de
déjections alvines dans lesquelles il semblait qu'on l'eût roulée.
Voici ce qui avait dê se
passer. La jeune fille, en entrant dans le parloir, avait été prise d'un besoin
subit pour le satisfaire. Elle s'était glissée dehors par la porte restée entr'ouverte,
personne ne la vit et ce fut une fatalité.
Elle chercha, du côté du
cimetière, une allée obscure où elle fut surprise par quelque méchante femme,
dont on avait peut‑être sali souvent la porte et qui était aux aguets, jurant
de faire un mauvais parti à celui ou à celle qu'elle y surprendrait.
Elle ouvre brusquement
la porte, tombe à coups de poing sur l'enfant dont elle meurtrit le visage,
lui arrache à demi les oreilles, la roule dans ses déjections, puis elle s'aperçoit
que l'infortunée ne bouge plus. Elle voulait seulement la battre et elle l'a
tuée.
Que fera‑t‑elle
du cadavre ? Ou de ce qu'elle croit un cadavre, car la pauvre enfant assommée
n'est peut‑être qu'évanouie. Elle la cache dans un sac, puis elle sort et
entend dire qu'on cherche une jeune apprentie entrée dans le pensionnat et
qu'on n'a pas vue sortir.
Une idée horrible
s'empare d'elle : il faut à tout prix détourner les soupçons, il faut que
la victime soit trouvée au pied du mur du pensionnat et qu'un viol simulé rende
impossible l'idée d'attribuer le crime à une femme.
Le viol est donc simulé
à l'aide d'un bâton, et c'est peut‑être dans cette dernière et atroce
douleur que la pauvre évanouie expire.
La nuit venue, la mégère
porte son sec dans le cimetière, dont elle saitouvrir la porte mal fermée en
faisant jouer le pêne avec une lame de couteau. Elle a soin, en se retirant à
reculons, d'effacer les traces de ses pas, et referme soigneusement la porte.
Cette hypothèse,
continuerait Dupin, explique seule toutes lescirconstances en apparence
inexplicables de cette épouvantable histoire.
En effet, si l'économe
du pensionnat eût violé la jeune fille, il eût cherché à étouffer ses cris et
non les provoquer en lui tirant violemment les oreilles et en la meurtrisant
de coups. Si elle eût crié, ses cris eussent été entendus, puisque le grenier
désigné comme le seul lieu possible du crime dans l'intérieur de la maison est
percé de jours de souffrance sur la cour d'une caserne pleine de soldats et
presque à la hauteur de la guérite du factionnaire.
L'accusé d'ailleurs a
été vu toute la journée vaquant paisiblement à toutes les fonctions de son
emploi. Son alibi à l'heure du crime est même attesté par ses confrères ; mais
à cause de quelques méprises et de quelques tergiversations, on les accuse de
complicité ou tout au moins de complaisance, il est donc probable qu'il va être
déclaré coupable par le tribunal de Philadelphie.
Voici ce que dirait
Auguste Dupin dans le coule inédit d'Edgar Poë qu'on nous permettra sans doute
d'imaginer pour exposer notre hypothèse sans manquer aux devoirs que nous
impose le respect de la chose jugée.
On sait comment Salomon,
entre deux mères qui se disputaient le même enfant, sut deviner d'une manière
infaillible quelle était la véritable mère.
L'observation de la
physionomie, des démarches, des habitudes, conduit aussi d'une manière certaine
à la divination des secrètes pensées et du caractère des hommes. Des formes de
la tête et de la main on peut tirer de précieuses inductions ; mais il faut tenir
compte toujours du libre arbitre de l'homme et des efforts qu'il peut faire
avec succès pour corriger les tendances mauvaises de sa nature.
Il faut savoir aussi
qu'un bon naturel peut se dépraver, et que souvent les meilleurs deviennent
les plus mauvais lorsqu'ils sont volontairement dégradés et corrompus. La
science des grandes et infaillibles lois de l'équilibre peut aussi nous aider à
prédire la destinée des hommes. Un homme nul ou médiocre pourra arriver à tout
et ne sera jamais rien. Un homme passionné qui se jette dans des excès périra
par ces excès mêmes, ou sera fatalement repoussé dans les excès contraires. Le
christianisme des ittyles et des pères du désert devait se produire après les
débauches de Tibère et d'Héliogabale. A l'époque du jansénisme, ce même
christianisme terrible est une folie qui outrage la nature et qui prépare les
orgies de la Régence et du Directoire. Les excès de la liberté en 93 ont appelé
le despotisme. L'exagération d'une force tourne toujours à l'avantage de la
force contraire.
C'est ainsi qu’en
philosophie et en religion, les vérités exagérées deviennent les plus dangereux
des mensonges. Quand Jésus‑Christ par exemple a dit à ses apôtres : « Qui
vous écoute m'écoute, et qui m'écoute écoute celui qui m'envoie », il établissait
la hiérarchie disciplinaire et l'unité d'enseignement, attribuant à cette
méthode divine parce qu'elle est naturelle une infaillibilité relative à ce
qu'il a lui-même enseigné et ne donnant pour cela à aucun tribunal
ecclésiastique le droit de condamner les découvertes de Galilée. Les exagérations
du principe d'infaillibilité dogmatique et disciplinaire ont produit cette
catastrophe immense de faire prendre en quelque sorte l'Eglise en flagrant
délit de persécution de la vérité. Les paradoxes alors ont répondu aux
paradoxes. L'Eglise semblait méconnaître les droits de la raison ; on a
méconnu ceux de la foi. L'esprit humain est un infirme qui marche à l'aide de
deux béquilles ; la science et la religion. La fausse philosophie lui a pris la
religion et le fanatisme lui arrache la science ; que peut‑il
faire ? Tomber lourdement et se laisser traîner comme un cul‑de‑jatte
entre les blasphèmes de Proud’hon et les énormités du Syllabus.
Les rages de l'incrédulité ne sont pas de force à se
mesurer avec les fureurs du fanatisme, parce qu'elles sont ridicules. Le fanatisme
est une affirmation exagérée et l'incrédulité une négation également exagérée
mais fort ridiculement. Qu'est‑ce en effet que l'exagération du néant ?
Beaucoup moins que rien ! Ce n'est guère la peine pour cela de rompre des
lances.
Ainsi impuissance et
découragement d'une part, persistance et envahissement de l'autre, nous
retombons sous la pression lourde des croyances aveugles et des intérêts qui
les exploitent. Le vieux monde qu'on croyait mort se dresse de nouveau devant
nous et la révolution est à recommencer.
Tout cela pouvait être
écrit, tout cela était écrit dans la loi de l'équilibre, tout cela avait été
prédit et l'on peut facilement encore prédire ce qui arrivera ensuite.
L'esprit révolutionnaire
agite maintenant et tourmente les nations qui sont demeurées absolument
catholiques : l'Italie, l'Espagne et l'Irlande, et la réaction catholique, dans
le sens de l'exagération et du despotisme, plane sur les peupIes fatigués de
révolutions. Pendant ce temps, l'Allemagne protestante grandit et met un
temporel formidable au service de la liberté de conscience et de l'indépendance
de la pensée.
La France met son épée
Voltairienne au service de la réaction cléricale et favorise ainsi le
développement du matérialisme. La religion devient une politique et une industrie,
les âmes d'élite s'en détachent et se réfugient dans la science, mais à force
de creuser et d'analyser la matière, la science finira par trouver Dieu et
forcera la religion de venir à elle. Les grossièretés théologiques du moyen‑âge
deviendront si évidemment impossibles qu'on sera ridicule même de les
combattre. La lettre alors fera place à l'esprit et la grande religion
universelle sera connue du monde pour la première fois.
Prédire ce grand
mouvement ce n'est pas une divination de l'avenir, car il est déjà commencé et
les effets se manifestent déjà dans les causes. Tous les jours, des découvertes
nouvelles éclaircissent les textes obscurs de la Genèse et donnent raison aux
vieux pères de la Kabbale. Camille Flammarion nous a déjà montré Dieu dans
l'Univers ; déjà, depuis longtemps, sont réduites au silence les voix qui ont
condamné Galilée, la nature depuis si longtemps calomniée se justifie en se
faisant mieux connaître, le brin de paille de Vanini en sait plus sur
l'existence de Dieu que tous les docteurs de l'école, et les blasphémateurs
d'hier sont les prophètes de demain.
Que des créations aient
précédé la nôtre, que les jours de la Genèse soient des périodes d’années ou
même des siècles, que le soleil arrêté par Josué soit une image poétique d'une
emphase toute orientale, que les choses, évidemment absurdes comme histoire,
s'expliquent par l'allégorie, cela ne nuit en rien à la majesté de la Bible et
ne contredit en aucune manière son autorité.
Tout ce qui, dans ce
saint livre, est dogme ou morale, ressort du jugement de l'Eglise, mais tout ce
qui est archéologie, chronologie, physique, histoire, etc., appartient
exclusivement à la science dont l'autorité en ces matières est absolument
distincte, sinon indépendante de celle de la foi.
C'est ce que
reconnaissent déjà, sans oser nettement le dire, les prêtres les plus éclairés
; et ils ont raison de se taire. Il ne faut pas vouloir que les chefs de la caravane
marchent plus vite que les petits enfants et les vieillards. Ceux qui sont trop
pressés de se lancer en avan, sont bientôt seuls et peuvent périr dans la
solitude, comme cela est arrivé à Lamennais et à tant d'autres. Il faut bien
savoir le chemin du camp, et être toujours prêt à y retourner à la moindre
alarme, pour ne pas mériter qu'on vous taxe d'imprudence, lorsqu'on s'avance
en éclaireur.
Quand le messianisme
sera venu, c'est‑à-dire quand le règne du Christ sera réalisé sur la
terre, la guerre cessera, parce que la politique ne sera plus la fourberie du
plus habile ou la brutalité du plus fort. Il y aura vraiment un droit
international, parce que le devoir international sera proclamé et reconnu de
tous, et c'est alors seulement que, selon la prédiction du Christ, il n'y aura
plus qu'un seul troupeau et un seul pasteur.
Si toutes les sectes
protestantes en venaient à s'unir en se ralliant à l'orthodoxie grecque, en
reconnaissant pour pape le chef spirituel dont le siège serait à Constantinople,
il y aurait dans le monde deux églises catholiques romaines, car
Constantinople a été et serait encore la nouvelle Rome. Le schisme alors ne
pourrait être que passager. Un concile vraiment œcuménique, composé des députés
de la chrétienté tout entière, terminerait le différend comme on l'a déjà fait
à l'époque du concile de Constance. Et le monde s'étonnerait de se trouver
tout entier catholique ; mais cette fois avec la liberté de conscience conquise
par les protestants, et le droit à la morale indépendante revendiquée par la
philosophie, personne n'étant plus obligé sous des peines légales d'user des
remèdes de la religion, mais personne n'ayant plus non plus raisonnablement le
pouvoir de nier les grandeurs de la foi ou d'insulter à la science qui sort de
base à la philosophie.
Voilà ce que la
philosophie de sagacité dont parle Paracelse nous fait voir clairement dans
l'avenir ; et nous arrivons sans efforts à cette divination par une série de
déductions qui commençent aux faits mêmes qui s'accomplissent sous nos yeux.
Ces choses arriveront tôt ou tard et ce sera le triomphe de l'ordre ; mais la marche des événements qui l'amèneront pourra être entravée par des catastrophes sanglantes que prépare et fomente sans cesse le génie révolutionnaire, inspiré souvent par la soif ardente de la justice, capable de tous les héroïsmes et de tous les dévouements, mais toujours trompé, desservi et débordé par le magnétisme du mal.
D'ailleurs, s'il faut en
croire la tradition prophétique, l'ordre parfait ne régnera pas sur la terre
avant le dernier jugement, c'està‑dire avant la transformation et le
renouvellement de notre planète. Les hommes imparfaits ou déchus sont pour la
plupart ennemis de la vérité et incapables d'une autre raison. Les vanités et
les cupidités les divisent et les diviseront toujours ; et la justice, au dire
des voyants depuis les temps apostoliques jusqu'à présent, ne règnera
parfaitement sur la terre que quand les méchants ayant été ou convertis ou
supprimés, le Christ, accompagné de ses anges et de ses saints, descendra du
ciel pour régner.
Il est des causes que la
sagacité humaine ne saurait prévoir, et qui produisent des événements immenses.
L'invention d'un nouveau
fusil change l'équilibre de l'Europe et M. Thiers, l'habile homme sans
principes, qui croit que la politique consiste à piper les dés du hasard, s'attèle
à côté de Veuillot au char de Jaggrenat, je veux dire la papauté temporelle.
Jésus avait‑il prévu tout cela ? Oui peut‑être, pendant son agonie
du jardin des Oliviers et sans doute lorsqu'il a fait ensuite à saint Pierre
cette terrible prédiction : Celui qui frappe par l'épée périra par l'épée.
Pour rétablir la papauté
vraiment chrétienne dans l'exercice légitime de son double pouvoir, il faudra
peut‑être qu'il y ait un pape martyr ! Le supplice supplie, a dit le
comte Joseph de Maistre, et quand la terre est desséchée par le souffle aride
de l'irréligion elle demande des pluies de sang.
Le sang du coupable est
purifié dès qu'il coule, car Jésus, en se suspendant à la croix, a sanctifié
tous les instruments de supplice ; mais le sang du juste seul a une vertu expiatoire.
Le sang de Louis XVI et
de Mme Elisabeth priait d'avance pour que celui de Robespierre ne fût point
dédaigné par lajustice suprême.
La divination de
l'avenir par sagacité et par induction peut s'appeler prescience. Celle qui se
fait par la seconde vue ou par intuition magnétique n'est jamais qu'un
pressentiment.
On peut exalter la
faculté pressensitive en produisant sur soi‑même une sorte d'hypnotisme
au moyen de quelques signes conventionnels ou arbitraires qui plongent la
pensée dans un demi‑sommeil. Ces signes sont tirés au sort, parce qu'on
demande alors les oracles de la fatalité plutôt que ceux de la raison. C'est
une invocation de l'ombre, c'est un appel à la démence, c'est un sacrifice de
la pensée lucide à la chose sans nom qui va rôdant pendant la nuit.
La divination, comme son
nom l'indique, est surtout une œuvre divine, et la parfaite prescience ne peut
être attribuée qu'à Dieu. C'est pour cela que les hommes de Dieu sont
naturellement prophètes. L'homme juste et bon pense et agit en union avec la
divinité qui habite en nous tous et nous parle sans cesse, mais le tumulte des
passions nous empêche d'entendre sa voix.
Les justes avant calmé
leur âme entendent toujours cette voix souveraine et paisible, leurs pensées
sont comme une onde pure et aplanie dans laquelle le soleil divin se reflète
dans toute sa splendeur.
Les âmes des saints sont
comme des sensitives de pureté, elles frissonnent au moindre contact profane
et se détournent avec horreur de tout ce qui est immonde. Elles ont un flair
particulier qui leur permet de discerner et d'analyser en quelque sorte les
émanations des consciences. Ils se sentent mal à l'aise devant les malveillants
et tristes devant les impies. Les méchants, pour eux, ont une auréole noire qui
les repousse, et les bonnes âmes, une lumière qui attire aussitôt leur cœur. St‑Germain
d'Auxerre devina ainsi Ste‑Geneviève. Ainsi Postel trouva une jeunesse
nouvelle dans les entretiens de la mère Jeanne. Ainsi Fénelon comprit et aima
la douce et patiente Mme Guyon.
Le Curé d'Ars, le
respectable M. Vianney pénétrait les épreuves de ceux qui s'adressaient à lui
et il était impossible de lui mentir avec succès. On sait qu'il interrogea
sévèrement les pastoureaux de la Salette et leur fit avouer qu'ils n'avaient
rien vu d'extraordinaire et s'étaient amusés à arranger et à amplifier un
simple rêve. Il existe aussi une sorte de divination qui appartient à
l'enthousiasme et aux grandes passions exaltées.
Ces puissances de l'âme
semblent créer ce qu'elles annoncent. C'est à elles qu'appartient l'efficacité
de la prière ; elles disent : Amen ! Qu'il en soit ainsi et il en est
comme elles ont voulu.
-- CHAPITRE VII --
LE POINT ÉQUILIBRANT
Toute la puissance
magique est dans le point central de l'équilibre universel.
La sagesse équilibrante
consiste dans ces quatre verbes : Savoir le vrai, vouloir le bien, aimer le
beau, faire ce qui est juste ! Parce que le vrai, le bien, le beau et le
juste sont inséparables, en sorte que celui qui sait le vrai ne peut s'empêcher
de vouloir le bien, de l'aimer parce qu'il est beau et de le faire, parce qu'il
est juste.
Le point central dans
l'ordre intellectuel et moral, c'est le trait d'union entre la science et la
foi. Dans la nature de l'homme, ce point central est le milieu dans lequel
s'unissent l'âme et le corps pour identifier leur action.
Dans l'ordre physique
c'est la résultante des forces contraires compensées les unes par les autres.
Comprenez ce trait
d'union, emparez‑vous de ce milieu, agissez sur cette résultante !
ET ERITIS SICUT DII
SCIENTES BONUM ET MALUM.
Le point équilibrant de
la vie et de la mort, c'est le grand arcane de l'immortalité.
Le point équilibrant du
jour et de la nuit, c'est le grand ressort du mouvement des mondes.
Le point équilibrant de
la science et de la foi, c'est le grand arcane de la philosophie.
Le point équilibrant
entre l'ordre et la liberté, c'est le grand arcane de la politique.
Le point équilibrant de
l'homme et de la femme, c'est le grand arcane de l’amour.
Le point équilibrant de
la volonté et de la passion, de l'action et de la réaction, c'est le grand
arcane de la puissance.
Le grand arcane de la
haute magie, l’arcane indicible, incommunicable n'est autre chose que le point
équilibrant du relatif et de l’absolu. C'est l'infini du fini et le fini de
l'infini. C'est la toute puissance relative de l'homme balançant l'impossible
de Dieu.
Ici, ceux qui savent
comprendront et les autres chercheront à deviner.
QUI AUTEM DIVINABUNT
DIVINI ERAUT.
Le point équilibrant,
c'est la monade essentielle qui constitue la divinité en Dieu, la liberté ou
l'individualité dans l'homme et l'harmonie dans la nature.
En dynamique, c'est le
mouvement perpétuel ; en géométrie, c'est la quadrature du cercle ; en chimie,
c'est la réalisation du Grand Œuvre.
Arrivé à ce point,
l'ange vole sans avoir besoin d'ailes, et l'homme peut ce qu'il doit
raisonnablement vouloir.
Nous avons dit qu'on y
arrive parla sagesse équilibrante qui se résume en quatre verbes : Savoir,
vouloir, aimer et faire le vrai, le bien, le beau et le juste.
Tout homme est appelé à
cette sagesse car Dieu a donné à tous une intelligence pour savoir, une volonté
pour vouloir, un cœur pour aimer, et une puissance pour agir.
L'exercice de
l’intelligence appliquée au vrai conduit à la science.
L'exercice de
l’intelligence appIiquée au bien donne le sentiment du beau qui produit la foi.
Ce qui est faux déprave
le savoir ; ce qui est mal déprave le vouloir ; ce qui est laid déprave
l'amour ; ce qui est injuste annule et pervertit l’action. Ce qui est vrai doit
être beau. Ce qui est beau doit être vrai, ce qui est bien est toujours juste.
Le mal, le faux, le laid
et l'injuste sont incompatibles avec le vrai.
Je crois à la religion,
parce qu'elle est belle et parce qu'elle enseigne le bien. Je trouve qu'il est
juste d’y croire et je ne crois pas au diable, parce qu'il est laid et parce
qu'il nous porte au mal en nous enseignant le mensonge.
Si on
me parle d’un Dieu qui égare notre intelligence, étouffe notre raison et veut
torturer à jamais ses créatures même coupables, je trouve que cet idéal est
laid, que cette fiction est mauvaise, que ce tourmenteur tout-puissant est
souverainement injuste ; et j'on conclus rigoureusement que tout cela est
faux, que ce prétendu Dieu est fait à l’image et à la ressemblance du diable,
et je ne veux pas croire en lui parce que je ne crois pas à Satan.
Mais ici, je me trouve
en apparente contradiction avec moi‑même. Ce que je déclare être des
injustices, des laideurs et par conséquent des faussetés, ressort des
enseignements d'une Eglise dont je fais profession d'admettre les dogmes et de
respecter les symboles.
Oui, sans doute, cela
ressort de ses enseignements mal compris, et c'est pour cela que nous en
appelons de la face d’ombre, à la tête de lumière ; de la lettre, à l'esprit,
des théologiens aux conciles ; des commentateurs, aux textes sacrés prêts à
subir d'ailleurs une légitime condamnation si tiens avous dit ce qu'il fallait
taire. Qu'il soit bien entendu que nous n'écrivons pas pour les profanes multitudes,
mais pour les savants d'une époque postérieure à la nôtre et pour les pontifes
de l'avenir.
Ceux qui se rendront
capables de savoir le vrai oseront aussi vouloir le bien ; ils aimeront alors
le beau et ne prendront plus les Veuillot pour représentants de leur idéal et
de leurs pensées. Dès qu'un pape ainsi disposé se sentira la force de faire
uniquement ce qui est juste, il n'aura pluss à dire non possomus, car il
pourra tout ce qu'il voudra et redeviendra le monarque légitime, non pas de
Rome seulement, mais du monde.
Qu'importe que la barque
de Pierre soit battue de la tempête, Jésus‑Christ n'a‑t‑il
pas appris à ce prince des apôtres comment on marche sur les flots ? S'il
s’enfonce, c'est qu'il a peur, et s'il a peur, c'est qu'il a douté de son divin
maître. La main du Sauveur s'étendra, le prendra et le conduira au rivage.
Homme de peu de foi, pourquoi avez‑vous douté ?
Pour un véritable
croyant, est‑ce que l’Eglise peut jamais être en danger ? Ce qui
périclite, ce n'est pas l’édifice, ce sont les constructions hybrides dont l'a
surchargée l'ignorance des âges.
Un bon prêtre nous
racontait un jour que, visitant un couvent de carmélites, il avait été admis à
voir un vieux manteau ayant appartenu, disait‑on, à la sainte fondatrice
de l'ordre, et comme il s'étonnait de le trouver assez malpropre, la religieuse
qui le lui montrait s'écria en joignant les mains : « C'est la crasse de
notre sainte mère ! » Le prêtre pensa, et nous pensons avec lui, qu'il eût été
plus respectueux de laver le manteau. La crasse ne saurait être une relique,
autrement il faudrait aller plus loin encore et bientôt les chrétiens, dans
leurs adorations stercoraires, n'auraient plus rien à reprocher aux fétichistes
du Grand Lama.
Ce qui n'est pas beau
n'est pas bien, ce qui n’est pas bien n'est pas juste, ce qui n'est pas juste,
n'est pas vrai.
Quand Voltaire, cet ami
trop passionné de la justice, répétait son cri de ralliement : Ecrasez
l'infâme ! Croyez-vous qu'il voulait parler de l'Evangile ou de son adorable
auteur ? Prétendait‑il s'attaquer à la religion de saint Vincent de
Paul et de Fénelon ? Non sans doute, mais il était justement indigné des
inepties, des énormes sottises et des persécutions impies dont les querelles du
Jansénisme et du Molinisme remplissaient l'Eglise de son temps. L'infâme, pour
lui comme pour nous, c'était l'impiété et la pire de toutes les impiétés la
religion défigurée.
Aussi quand il eut fait
son œuvre, quand la révolution eut proclamé suivant l'Evangile et malgré les
castes intéressées : La liberté devant la conscience, l'égalité devant la loi
et la fraternité des hommes, survint Chateaubriand qui montra combien devant le
génie la religion était belle, et le monde de Voltaire, corrigé par la
révolution se trouva prêt à reconnaître encore que la religion était vraie.
Oui, la belle religion est vraie et la laide est
fausse. Oui elle est vraie, la religion du Christ consolateur, du bon pasteur
portant sur ses épaules la brebis égarée, de la vierge immaculée, infirmière et
rédemptrice des pécheurs ; elle est vraie la religion qui adopte les
orphelins, qui embrasse les condamnés au pied de l'échafaud, qui admet à la
table de Dieu le pauvre comme le riche, le serviteur auprès du maître, l'homme
de couleur auprès du blanc. Elle est vraie la religion qui ordonne au souverain‑pontife
d'être le serviteur des serviteurs de Dieu et aux évêques de laver les pieds
aux mendiants ! Mais la religion des boutiquiers du sanctuaire, celle qui force
le successeur de Pierre de tuer pour manger, la religion fielleuse et ordinaire
de Veuillot, la religion des ennemis de la science et du progrès, celle‑là
est fausse parce qu'elle est laide, parce qu'elle s'oppose au bien et parce
qu'elle favorise l’injustice. Et qu'on ne nous dise pas que ces deux religions
opposées sont la même. Autant vaudrait dire que la rouille est la même chose
que le fer poli, que les scories sont de l'argent ou de l’or et que la lèpre est
la même chose que la chair humaine.
Le besoin religieux
existe dans l’homme : c’est un fait incontestable que la science est
forcée d'admettre ; à ce besoin correspond un sens intime particulier : le sens
de l'éternité et de l’infini. Il est des émotions qu’on n’oublie jamais
lorsqu'on les a ressenties une fois. Ce sont celles de la piété.
Le brahme les éprouve
lorsqu'il se perd dans la contemplation d'Eswara, l'Israélite en est pénétré en
présence d'Adonaï, la fervente religieuse catholique la répand en larmes
d'amour sur les pieds de son crucifix, et n'allez pas leur dire que ce sont des
illusions et des mensonges ; ils souriraient de pitié et ils auraient raison.
Tout remplis des rayonnements de la pensée éternelle, ils la voient et le
sentiment qu'ils doivent éprouver en présence de ceux qui la nient est celui
des clairvoyants devant un aveugle qui nierait l'existence du Soleil.
La foi ainsi a donc son
évidence et c'est là une vérité, qu'il est indispensable de savoir ;
l'homme qui ne croit pas est incomplet ; il lui manque le premier de tous
les sens intérieurs. La morale, pour lui, sera nécessairement restreinte et se
réduira à bien peu de chose. La morale peut être indépendante de telle on telle
formule dogmatique, elle est indépendante des prescriptions de tel ou tel
prêtre, mais elle ne saurait exister sans le sentiment religieux parce que en
dehors de ce sentiment, la dignité humaine devient contestable ou arbitraire.
Sans Dieu, et sans l'immortalité de l'âme, qu'est‑ce que l'homme le
meilleur, le plus aimant, le plus fidèle ? C'est un chien qui parle ; et
beaucoup trouveront la morale du loup plus indépendante et plus fière que celle
du chien. Voyez la fable de La Fontaine.
La vraie morale
indépendante, c'est celle du bon Samaritain qui panse les blessures du juif
malgré les haines dont la religion est le prétexte entre Jérusalem et Samarie ;
c'est Abd‑el‑Kader exposant sa vie pour sauver les chrétiens de
Damas. Hélas, vénérable Pie IX, que ne vous a‑t‑il été donné, très
saint Père, d'exposer la vôtre pour sauver ceux de Pérouse, de Castelfidardo
et de Mentana !!!
Jésus‑Christ
disait, en parlant des prêtres de son temps : Faites ce qu'ils disent, mais ne
faites pas ce qu'ils font. Alors, les prêtres ont dit qu'il fallait crucifier
Jésus‑Christ et on l'a crucifié ! Les prêtres, scandaleux dans leurs
œuvres, ne sauraient donc être infaillibles dans leurs paroles.
Le même Jésus‑Christ,
d'ailleurs, ne guérissait‑il pas les malades le jour du Sabbat au grand
scandale des Pharisiens et des docteurs ?
La vraie morale
indépendante, c'est celle qui est inspirée par la religion indépendante.
Or, la religion
indépendante doit être celle des hommes : l'autre est faite pour les enfants.
Nous ne saurions avoir,
en religion, un plus parfait modèle que Jésus‑Christ. Jésus pratiquait la
religion de Moïse, mais il ne s'y asservissait pas. Il disait que la loi est
faite pour l'homme et non pas l'homme pour la loi, il était rejeté par la
synagogue et n'en fréquentait pas moins le temple, il opposait en toutes
choses l’esprit à la lettre, il ne recommaindait à ses disciples que la
charité. Il est mort en donnant l'absolution à un coupable repentant et en
recommandant sa mère à son disciple bien‑aimé, et les prêtres n'ont
assisté à sa dernière heure que pour le maudire.
Le point équilibrant en
religion, c'est la la liberté de conscience la plus absolue et l'obéissance
volontaire à l'autorité qui règle l'enseignement public, la discipline et le
culte.
En politique, c'est le
gouvernement despotique de la loi garantissant la liberté de tous dans l'ordre
hiérarchique le plus parfait.
En dynamique, c'est le
milieu de la balance.
En Kabbale, c'est le
mariage des Elohim.
En Magie, c'est le point
central entre la résistance et l'action, c'est l'emploi simultané de l'ob et
de l'od pour la création de l'aour.
En Hermétisme, c'est
l'alliance indissoluble du Mercure et du Soufre.
En toutes choses, c'est
l'alliance du vrai, du bien, du beau et du juste.
C'est la proportion de
l'être et de la vie, c'est l’éternité dans le temps, et dans l’éternité, c'est
la puissance génératrice du temps.
C'est le quelque chose
du tout et c'est le tout du quelque chose.
C'est l'idéalisme de
l'homme rencontrant le réalisme de Dieu.
C'est le rapport entre
le commencement et la fin indiquant l'Oméga d'Alpha et l'Alpha d'Oméga.
C'est, enfin, ce que les
grands initiés ont désigné sous le nom mystérieux d'Azoth.
-- CHAPITRE VIII --
LES POINTS EXTRÊMES
La force des aimants est
à leurs deux pôles extrêmes et leur point équilibrant est au milieu entre les
deux pôles.
L'action d'un pôle est
équilibrée par celle d'un pôle contraire comme dans le mouvement du pendule ;
l'écartement de gauche du point central est en raison de l'écartement de
droite.
Cette loi de l'équilibre
physique est aussi celle de l'équilibre moral, les forces sont aux extrémités
et convergent, au point central ; entre les extrémités et le milieu on ne
rencontre que la faiblesse.
Les lâches et les tièdes
sont ceux qui se laissent emporter par le mouvement des autres et qui sont,
par eux‑mêmes, incapables de ce mouvement.
Les extrêmes se
ressemblent et se touchent par la loi d’analogie des contraires.
Ils constituent la
puissance de la lutte parce qu'ils ne sauraient se confondre.
Si le froid et le chaud
viennent à se mêler, par exemple, ils cessent d'être dans leur spécialité de
froid et de chaud et deviennent de la tiédeur.
– Que puis‑je
faire pour toi ? dit Alexandre à Diogène. – Ote‑toi de mon soleil, répond
le cynique. Alors, le conquérant de s’écrier : Si je n'étais pas Alexandre, je
voudrais être Diogène. Voilà deux orgueils qui se comprennent et qui se
touchent bien que placés aux deux extrémités de l'échelle sociale.
Pourquoi Jésus est‑il
allé chercher la Samaritaine lorsqu'il avait tant d'honnêtes femmes en
Judée ?
Pourquoi reçoit‑il
les caresses et les larmes de la Magdeleine, qui était une pécheresse
publique ? Pourquoi ? Il vous le dit lui-même, parce qu’elle a
beaucoup aimé. Il ne cache pas ses préférences pour les gens mal famés comme
les publicains et pour les enfants prodigues. On sent, à ses discours, qu'une
seule larme de Caïn serait plus précieuse devant ses yeux que tout le sang
d'Abel.
Les saints avaient
coutume de dire qu'ils se sentaient les égaux des plus horribles scélérats et
ils avaient raison. Les scélérats et les saints sont égaux comme les plateaux
opposés d'une même balance. Les uns et les autres s'appuient sur les points
extrêmes, et il y a aussi loin d'un scélérat à un sage que d’un sage à un
scélérat.
Ce sont les exagérations
de la vie qui, en se combattant sans cesse, produisent le mouvement équilibré
de la vie. Si l'antagonisme cessait dans la manifestation des forces, tout
s'arrêterait dans un équilibre immobile et ce serait la mort universelle. Si
tous les hommes étaient sages, il n'y aurait plus ni riches, ni pauvres, ni
serviteurs, ni rois, ni sujets ; la société bientôt n'existerait plus. Ce monde
est une maison de fous dont les sages sont les infirmiers, mais un hôpital est
fait surtout pour les malades. C'est une école préparatoire à la vie éternelle
; or, ce qu'il faut à une école, ce sont d'abord des écoliers. La sagesse est
le but qu'il faut atteindre, c'est le prix qui est mis au concours. Dieu la
donne à qui la mérite, personne ne l'apporte en naissant. La puissance
équilibrante est au point central, mais la puissance motrice se manifeste tonjours
aux extrémités. Ce sont les fous qui commencent les révolutions, ce sont les
sages qui les finissent.
Dans les révolutions
politiques, disait Danton, le pouvoir appartient toujours au plus scélérat.
Dans les révolutions religieuses, ce sont les plus fanatiques qui entraînent
nécessairement les autres.
C'est que les grands
saints et les grands scélérats sont tous également de puissants magnétiseurs
parce qu'ils ont des volontés exaltées par l'habitude des actes contre nature.
Marat fascinait la Convention où tout le monde le haïssait et lui obéissait en
le maudissant. Mandrin osait, en plein jour, traverser et rançonner les
villes et personne n'osait le poursuivre. On le croyait magicien ! On était
persuadé que si on le menait à la potence, il ferait comme Polichinelle, et
pendrait lui‑même le bourreau : or, c'est probablement ce qu'il eût fait
s'il n'eût risqué tout son prestige dans une aventure amoureuse et ne s'était
ridiculement laissé prendre comme un autre Samson aux genoux d'une Dalila.
L'amour des femmes est
le triomphe de la nature. C'est la gloire des sages, mais c'est pour les
brigands et pour les saints le plus pernicieux de tous les écueils.
Les brigands ne doivent
être amoureux que de la guillotine, que Lacenaire appelait sa belle fiancée, et
les saints ne doivent donner des baisers qu'à des têtes de morts.
Les scélérats et les
saints sont des hommes également excessifs et ennemis de la nature. Aussi la
légende populaire semble‑t‑elle souvent les confondre en prêtant
aux saints des actions de cruauté monstrueuse et aux brigands célèbres des
actes de philantrophie.
Saint Siméon stylite sur sa colonne est visité
par sa mère qui veut l'embrasser avant de mourir. Le fakir chrétien non
seulement ne descend pas, mais il se cache le visage pour ne pas la voir. La
pauvre femme s’éteint dans les larmes en appelant son fils et le saint la
laisse mourir. Si l’on nous racontait une pareille chose de Cartouche ou de
Schinderhannes, nous trouverions qu’on surcharge à plaisir le tableau de leurs
forfaits. Il est vrai que Cartouche et Schinderhannes n’étaient pas des
saints : ce n’étaient que de simples brigands.
Ô
bêtise, bêtise, bêtise humaine !!!
Les
désordres dans l’ordre moral produisent les désordres dans l’ordre physique, et
c’est ce que le vulgaire appelle des miracles. Il faut être Balaam pour
entendre parler une ânesse : l’imagination des sots est la nourrice des
prodiges. Quand un homme a bu avec excès, il croit que les autres chancellent
et que la nature se dérange pour le laisser passer.
Vous
donc qui visez à l’extraordinaire, vous qui voulez faire des prodiges, soyez
des gens extravagants. La sagesse n’est jamais remarquée parce qu’elle est
toujours dans l’ordre, dans le calme, dans l’harmonie et dans la paix.
Tous les vices ont leurs
immortels qui, à force d'excès, ont illustré leur infâmie. L'orgueil, c’est
Alexandre si ce n'est Diogène ou Erostrate ; la colère, c’est
Achille ; l’envie, c’est Caïn ou Thersite ; la luxure, c’est
Messaline ; la gourmandise, Vittellius ; la paresse,
Sardanapale ; l’avarice, le roi Midas. Opposez à ces héros ridicules
d’autres héros qui, par des moyens contraires, arrivent exactement aux mêmes
fins : saint François, le Diogène chrétien qui, à force d’humilité, se
fait passer pour l’égal de Jésus-Christ ; saint Grégoire VII, dont les
emportements bouleversent l’Europe et compromettent la papauté ; saint
Bernard, le livide persécuteur d’Abailard dont la gloire éclipsait la
sienne ; saint Antoine, dont l’imagination impure surpassait les orgies de
Tibère ou de Trimalcyon ; les affamés du désert, toujours livrés aux rêves
faméliques de Tantale, et ces pauvres moines, toujours si avides d’argent. Les
extrêmes se touchent, comme nous l’avons dit, et ce qui n’est pas la sagesse ne
saurait être la vertu. Les points extrêmes sont les foyers de la folie, et,
malgré tous les rêves d’ascétisme et les odeurs de sainteté, la folie, en
définitive, travaille toujours pour le vice.
Volontaires on
involontaires, les évocations sont des crimes. Les hommes, que le magnétisme du
mal tourmente et auxquels il apparaît sous des formes visibles, portent la
peine des outrages qu’ils ont faits à la nature. Une religieuse hystérique
n’est pas moins impure qu’une femme débauchée ; l’une vit dans un tombeau
et l’autre dans un lupanar ; mais souvent la femme du tombeau porte un
lupanar dans son cœur, et la femme du lupanar cache, dans sa poitrine, un
tombeau.
Quand
le malheureux Urbain Grandier, expiant cruellement le tort de ses vœux
téméraires, maudit comme prétendu sorcier et méprisé comme prêtre libertin,
marchait à la mort avec la résignation d’un sage et la patience d’un martyr,
les pieuses Ursulines de Loudun, se tordant comme des bacchantes et, plaçant le
crucifix entre leurs pieds, s’abandonnaient aux démonstrations les plus
sacrilèges et les plus obscènes. On les plaignait, ces innocentes
victimes ! Et Grandier, brisé par la torture et enchaîné à son poteau où
les flammes le gagnaient lentement sans qu’une plainte s’échappât de sa bouche,
était regardé comme leur bourreau.
Chose incroyable,
c'étaient les religieuses qui représentaient le principe du mal, qui le
réalisaient, qui l'incarnaient en elles‑mêmes ; c'étaient elles qui
blasphémaient, qui injuriaient, qui accusaient, et c'était l’objet de leur
passion sacrilège que l’on envoyait à la mort ! Elles et leurs exorcistes
avaient évoqué tout l’enfer et Grandier, qui ne pouvait même les faire taire,
était condamné comme sorcier et comme maître des démons.
Le curé d'Ars, le savant M. Viannay, était,au
dire de ses biographes, lutiné par le démon qui vivait avec lui dans une sorte
de familiarité. Le bon curé était ainsi sorcier sans le savoir ; il
faisait des évocations involontaires. Comment cela ? Un propos qu’on lui
attribue va nous l’expliquer. Il aurait dit, en parlant de lui-même :
« Je connais quelqu'un qui serait bien dupé s'il n'existait pas de
récompenses éternelles ! » Eh quoi ! Eut‑il donc cessé de faire le
bien s'il n'avait plus espéré de récompense ? La nature se plaignait-elle au
fond de sa conscience ? Se sentait‑il injuste envers elle ?
La vie d'un vrai sage ne
porte‑t‑elle pas sa récompense en elle‑même ? L'éternité bienheureuse
ne commence-t-elle pas pour lui sur la terre ? La véritable sagesse est‑elle
jamais un rôle de dupe ? Brave homme, si vous avez dit cela, c'est que
vous sentiez de l'exagération dans votre zèle. C’est que votre cœur avait à
regretter d'honnêtes réjouissances perdues. C'est que la mère nature se plaignait
de vous comme d'un fils ingrat. Heureux les cœurs à qui la nature ne reproche
rien ! Heureux les yeux qui, partout, cherchent la beauté ! Heureuses les
mains qui savent répandre toujours et les bienfaits et les caresses ! Heureux
les hommes qui, ayant à choisir entre deux vins, préfèrent le meilleur et sont
souvent plus heureux de l'offrir à d'autres que de le boire ! Heureux les
visages gracieux dont les lèvres sont pleines de sourires et de baisers !
Ceux-là ne seront jamais dupes, car, après l'espérance d’aimer, ce qu'il y a de
meilleur au monde, c'est le souvenir d’avoir aimé ; et ces choses, seules,
méritent d'être immortelles, dont le souvenir peut être toujours un
bonheur !
-- CHAPITRE IX
--
LE MOUVEMENT PERPÉTUEL
Le mouvement perpétuel,
c'est la loi éternelle de la vie.
Partout, il se manifeste
comme la respiration dans l'homme, par attraction et par répulsion.
Toute action provoque
une réaction, toute réaction est proportionnelle à l'action.
Une action harmonieuse
produit sa correspondante en harmonie. Une action discordante nécessite une
réaction en apparence désordonnée mais en réalité équilibrante.
Si vous opposez la
violence à la violence, vous perpétuez la violence ; mais si à la violence
vous opposez la force de la douceur, vous faites triompher la douceur et vous
brisez la violence.
Il y a des vérités qui
paraissent opposées les unes aux autres parce que le mouvement perpétuel les
fait triompher tour à tour.
Le jour existe et la
nuit existe aussi ; ils existent simultanément, mais pas sur le même
hémisphère.
Il y a de l’ombre dans
le jour, il y a des lueurs dans la nuit, et l'ombre, dans le jour, rend le jour
plus éclatant, comme les lueurs dans la nuit font paraître la nuit plus noire.
Le jour visible et la
nuit visible n'existent ainsi que pour nos yeux. La lumière éternelle est
invisible aux yeux mortels et elle remplit l'immensité.
Le jour des âmes, c'est
la vérité, et la nuit pour elles, c'est le mensonge.
Toute vérité suppose et
nécessite un mensonge à cause de la limite des formes, et tout mensonge suppose
et nécessite une vérité dans les rectifications du fini par l'infini.
Tout mensonge contient
une certaine vérité qui est la précision de la forme, et toute vérité pour nous
est enveloppée d'un certain mensonge qui est le fini de son apparence.
Ainsi est‑il vrai
ou seulement probable qu'il existe un immense individu ou trois individus qui
n'en font qu'un, lequel est invisible et récompense ceux qui le servent en se
laissant voir par eux, est présent partout même en enfer ou il torture les
damnés en les privant de sa présence, veut le salut de tous et ne donne sa
grâce efficace qu'à un très petit nombre, impose à tous une loi terrible en
permettant tout ce qui peut en rendre la promulgation douteuse, existe-t-il un
pareil Dieu ? Non, non et certainement non, l'existence de Dieu affirmée
sous cette forme est une vérité déguisée et toute enveloppée de mensonges.
Doit‑on
reconnaître que tout a été et sera, que la substance éternelle se suffit à
elle-même étant déterminée à la forme par le mouvement perpétuel, qu'ainsi tout
est force et matière, que l'âme n'existe pas, la pensée n'étant que le travail
du cerveau et Dieu ne saurait être autre chose que la fatalité de l'être ?
Non certainement, car cette négation absolue de l'intelligence répugnerait même
à l'instinct des bêtes. Il est évident que l'affirmation contraire nécessite la
croyance en Dieu.
Ce Dieu s'est‑il
manifesté en dehors de la nature et personnellement aux hommes leur imposa des
idées contraires à la nature ou à la raison ?
Non certainement, car le
fait de cette révélation, si elle existait, serait évidente pour tous : et
de plus quand même le fait d’une manifestation extérieure venant d’un être
inconnu serait d’une incontestable réalité, si cet être s’est montré en
opposition avec la raison et la nature qui viennent de Dieu, il ne saurait être
Dieu. Moïse, Mahomet, le Pape et le Grand Lama disent que Dieu a parlé et qu’il
a dit à chacun d’eux que les autres étaient des menteurs. – Mais alors ils sont
tous des menteurs ?
– Non,
ils se trompent quand ils se divisent et disent vrai quand ils s’accordent.
– Mais
Dieu leur a-t-il ou ne leur a-t-il pas parlé ? Dieu n’a ni bouche ni
langue pour parler à la manière des hommes. S’il parle, c’est dans les
consciences et nous pouvons tous entendre sa voix.
C’est lui qui approuve
dans nos cœurs la parole de Jésus, celle de Moïse quand elle est sage et celle
de Mahomet quand elle est belle. Dieu n'est pas loin de chacun de nous, dit St
Paul, car c'est en lui que nous vivons, que nous nous mouvons et que nous
sommes.
Heureux les coeurs purs,
dit le Christ, car ils verront Dieu. Or voir Dieu qui est invisible, c’est le
sentir dans sa conscience, c'est l'écouter parler dans son cœur.
Le Dieu d'Hermès, celui
de Pythagore, d'Orphée, celui de Socrate, celui de Moïse et de Jésus‑Christ
ne font qu’un seul et même Dieu et il leur a parlé à tous. Cléanthe le lycon
était inspiré comme David et la légende de Chrisna est aussi belle que,
l'évangile de saint Mathieu. Il y a d'admirables pages dans le Koran ; mais il
y en a de stupides et de hideuses dans la théologie de tous les cultes.
Le Dieu de la Kabbale,
celui de, Moïse et de Job, le Dieu de Jésus‑Christ, d'Origène et de
Synésius ne peut pas être celui des auto‑da‑fés.
Les mystères du
Christianisme tels que les entendent St Jean l'Evangéliste et les savants pères
de l'Eglise sont sublimes ; mais les mêmes mystères expliqués ou plutôt rendus
inexplicables par les Garassus, les Escobar et les Veuillot sont ridicules et
immondes. Le culte catholique est splendide ou pitoyable selon les prêtres et
les temples.
Ainsi l'on peut dire
avec égale vérité que le dogme est vrai et qu'il est faux, que Dieu a parlé et
qu'il n'a point parlé, que l'Eglise est infaillible et qu'elle se trompe tous
les jours, qu'elle détruit l'esclavage et conspire contre la liberté, qu'elle
élève l'homme et qu'elle l'abrutit.
On peut trouver
d'admirables croyants parmi ceux qu'elle appelle athées et des athées parmi
ceux qui se donnent à elle pour des croyants. Comment sortir de ses contraditions
flagrantes ? En nous rappelant qu'il y a de l'ombre dans le jour et des lueurs
dans la nuit, en ne négligeant pas de recueillir le bien qui souvent se trouve
dans le mal et en nous gardant du mal qui peut se mêler avec le bien.
Le pape Pie IX a donné
sous le nom de Syllabus une série de propositions qu'il condamne et dont la
plupart semblent être incontestablement vraies au point de vue de la science
et de la raison. Chacune de ces propositions cependant renferme et cache un
sens faux qui est légitimement condamné. Devons‑nous pour cela renoncer
au sens vrai et naturel qu'elles présentent au premier abord ? Quand l'autorité
joue à cache‑cache la cherchera qui voudra, quant à nous il nous suffit
de la reconnaître quand elle se montre.
L'intelligent évêque d'Orléans, le belliqueux seigneur Dupanloup, a prouvé en opposant le Pape à lui-même que le Syllabus ne signifie pas et ne saurait signifier ce qu'il semble dire. Si c'est un logogryphe, passons, nous qui ne sommes pas initiés aux profondeurs de la cour de Rome.
Combien de grandes
vérités sont cachées sous des formules dogmatiques obscures en apparence
jusqu'au ridicule le plus complet ? En veut-on des exemples ? Si l'on racontait
à un philosophe chinois que les Européens adorent comme étant le Dieu suprême
des univers un Juif mort du dernier supplice et qu'ils pensent ressusciter tous
les jours ce Juif qu'ils mangent en chair et en os sous la figure d'un petit
pain, le disciple de Confucius n'aurait-il pas quelque peine à croire capables
de ces énormités des peuples qui à ses yeux, il est vrai, sont des barbares
mais enfin ne sont pas tout-à-fait des sauvages ; et si l'on ajoutait que ce
Juif est né par l'incubation d'un esprit dont la forme est celle d'un pigeon
et qui est le même Dieu que le Juif, d'une femme qui était avant et pendant
l'accouchement restée matériellement et physiquement vierge, croyez-vous que
son étonnement et son mépris n'irait pas jusqu'au dégoût ? Mais si le retenant
par la manche, on lui criait dans l'oreille que le Juif Dieu est venu au monde
pour mourir dans les tourments afin d'apaiser son père le Dieu des Juifs qui
trouvait que ce n'était pas assez juif et qui à l'occasion de la mort de son
fils a aboli le Judaïsme que lui-même avait juré devoir être éternel,
n'entrerait‑il pas dans une véritable colère ?
Tout dogme pour être
vrai doit cacher sous une formule énigmatique un sens éminemment raisonnable.
Il doit avoir deux faces comme la tête divine du Zohar, une de lumière et une
d'ombre.
Si le dogme chrétien,
expliqué dans son esprit, n'était pas acceptable pour un Israélite pieux et
éclairé, il faudrait dire que ce dogme est faux et la raison en est simple,
c'est qu'à l'époque où le Christianisme s'est produit dans le monde, le
Judaïsme était la vraie religion et que Dieu, même, rejetait, devait rejeter
et doit rejeter toujours, ce que cette religion n'admettait pas. Il est donc
impossible que nous puissions adorer un homme ou une chose quelconque. Nous
devons être attachés, avant tout, au Théisme pur et au spiritualisme de Moïse.
Notre communication des idiomes n'est pas une confusion de nature ; nous
adorons Dieu en Jésus-Christ, et non Jésus-Christ à la place de Dieu. Nous
croyons que Dieu se révèle dans l'humanité même, qu'il est en nous tous avec
l'esprit du Sauveur, et cela, certes, n'a rien d'absurde. Nous croyons que
l'esprit du Sauveur, c'est l'esprit de charité, l'esprit de piété, l'esprit
d'intelligence, l'esprit de science et de bon conseil, et, dans tout cela, je
ne vois rien qui ressemble au fanatisme aveugle. Nos dogmes de l'Incarnation,
de la Trinité, de Rédemption, sont aussi anciens que le monde et ressortent
même de cette doctrine cachée que le mosaïsme réservait pour ses docteurs et
ses prêtres. L'arbre des Sephiroth est une exposition admirable du mystère de
la Trinité. La déchéance du grand Adam, cette conception gigantesque de toute
l'humanité déchue, demande un réparateur non moins immense que devra être le
Messie mais qui se manifestera avec la douceur du petit enfant se jouant avec
les lions et appelant à lui les petits de la colombe. Le Christianisme bien
compris, c'est le plus parfait Judaïsme moins la circoncision et les servitudes
rabbiniques, plus la foi, l'espérance et la charité dans une admirable communion.
Il est aujourd'hui bien
avéré pour les gens instruits que les sages égyptiens n'adoraient ni les
chiens, ni les chats, ni les légumes. Le dogme secret des initiés était
précisément celui de Moïse comme celui d'Orphée. Un seul Dieu universel,
immuable comme la loi, fécond comme la vie, révélé dans toute la nature,
pensant dans toutes les intelligences, aimant dans tous les cœurs, cause et
principe de l'être et des êtres sans se confondre avec eux, invisible,
inconcevable, mais existant certainement puisque rien ne saurait exister sans
lui.
Ne pouvant pas le voir,
les hommes l'ont rêvé et la diversité des dieux n'est autre chose que la
diversité de leurs rêves.
Si tu ne rêves pas comme
moi, tu seras éternellement réprouvé se disent les uns aux autres les prêtres
des différents cultes. Ne raisonnons pas comme eux ; attendons l'heure du
réveil.
Sous un titre que
Michelet a déjà lancé dans la publicité, on pourrait faire un fort beau livre.
Ce serait une concordance de la Bible, des Pourânas, des Védas, des livres
d'Hermès, des hymnes d'Homère, des maximes de Confucius, du Coran, de Mahomet
et même des Eddas, des Scandinaves. Cette compilation, dont le résultat serait
certainement catholique, pourrait s'appeler légitimement la Bible de l'Humanité
; au lieu de faire ce travail, ce vieillard, trop galant et trop fleuri, l'a
seulement indiqué et en a légèrement ébauché la préface.
La religion, dans son
essence, na jamais changé, mais chaque âge, comme chaque nation, a ses
préjugés et ses erreurs. Pendant les premiers siècles du Christianisme, on
croyait que le monde allait finir et l'on dédaignait tout ce qui embellit la
vie. Les sciences, les arts, le patriotisme, l'amour de la famille, tout,
tombait dans l'oubli devant les rêves du ciel. Les uns couraient au martyre,
les autres au désert, et l'empire tombait en ruines. Puis vint la folie des
disputes théologiques et les chrétiens s'entr'égorgeaient pour des mots qu'ils
n'entendaient pas. Au Moyen-Age, la simplicité des Evangiles fit place aux
arguties de l'école et les superstitions pullulèrent. A la Renaissance, le
matérialisme reparut, le grand principe de l'unité fut méconnu et le
Protestantisme sema, dans le monde, des Eglises de fantaisie. Les Catholiques
furent sans miséricorde et les Protestants furent implacables.
Puis vint le sombre
Jansénisme avec ses dogmes affreux, le Dieu qui sauve et damne par caprice,
le culte de la tristesse et de la mort. La Révolution imposa ensuite la liberté
par la terreur, l'égalité à coups de hache et la fraternité dans le sang. Il
s'ensuivit une réaction lâche et perfide. Les intérêts menacés prirent le
masque de la religion et le coffre‑fort fit alliance avec la croix. C'est
encore là que nous en sommes. Les anges gardiens du Sanctuaire sont remplacés
par des zouaves et le royaume de Dieu, qui souffre violence dans le ciel,
résiste à la violence sur la terre, non plus avec le détachement et les
prières, mais avec de l'argent et des baïonnettes. Juifs et Protestants
grossissent le denier de saint Pierre. La religion n'est plus une chose de foi,
c'est une affaire de parti.
Il est évident que le
Christianisme n’a pas encore été compris et qu'il réclame enfin sa place ;
c'est pour cela que tout tombe et que tout tombera tant qu'il ne sera pas établi
dans toute sa verité et dans toute sa puissance pour fixer l’équilibre du
monde.
Les agitations que nous
traversons n'ont donc rien qui trouble, elles sont le résultat du mouvement
perpétuel qui renverse tout ce que les hommes veulent opposer aux lois de son
éternelle balance.
Les lois qui gouvernent le monde régissent aussi les
destinées de tous les individus humains : l'homme est né pour le repos, mais
non pas pour l'oisiveté. Le repos pour lui, c’est la conscience du son propre
équilibre, mais il ne peut renoncer an mouvement perpétuel puisque le mouvement
c'est la vie. Il faut le subir ou le diriger. Lorsqu'on le subit, il vous
brise ; lorsqu'on le dirige, il vous régénère. Il doit y avoir balance et
non pas antagonisme entre l'esprit et le corps. Les soifs insatiables de l'âme
sont aussi funestes que les appétits déréglés de la chair. La concupiscence,
loin de se calmer, s'irrite par les privations insensées. Les souffrances du
corps rendent l'âme triste et impuissante et elle n'est véritablement reine que
quand les organes, ses sujets, sont parfaitement libres et apaisés.
Il y a balance et non
pas antagonisme entre la grâce et la nature, puisque la grâce est la direction
que Dieu donne lui‑même à la nature. C'est par la grâce du Très‑Haut
que les printemps fleurissent, que les étés portent des épis, et les automnes
des raisins. Pourquoi donc dédaignerions‑nous les fleurs qui charment
nos sens, le pain qui nous soutient, et le vin qui nous fortifie ? Le Christ
nous apprend à demander à Dieu le pain de chaque jour. Demandons lui aussi les
roses de chaque printemps et les ombrages de chaque été. Demandons lui, pour
chaque cœur au moins, une vraie amitié, et pour chaque existence un honnête et
sincère amour.
Il y a balance et il ne
doit jamais y avoir antagonisme entre l'homme et la femme. La loi d'union,
entre eux, c'est le dévouement mutuel. La femme doit captiver l'homme par
l'attrait, et l'homme émanciper la femme par l'intelligence. C'est là
l'équilibre intelligent en dehors duquel on tombe dans l'égoïsme fatal.
A l'anéantissement de la
femme par l'homme correspond l'avilissement de l'homme par la femme. Vous
faites de la femme une chose qu'on achète, elle se surfait et elle vous ruine.
Vous en faites une créature de chair et de fange, elle vous corrompt et elle
vous salit.
Il y a balance et il ne
saurait y avoir antagonisme réel entre l'ordre et la liberté, entre
l'obéissance et la dignité humaine.
Personne n'a droit au
pouvoir despotique et arbitraire. Non, personne, pas même Dieu. Personne n'est
le maître absolu de personne. Le berger même n'est pas maître ainsi de son
chien. La loi du monde intelligent, c'est la tutelle ; ceux qui doivent
obéir n'obéissent que pour leur bien ; on dirige leur volonté mais on ne la
subjugue pas ; on peut engager sa volonté mais on ne l’aliène jamais.
Etre roi, c'est se
dévouer pour protéger les droits du roi contre ceux du peuple, et plus le roi
est puissant plus le peuple est véritablement libre. Car la liberté sans
discipline et sans protection est la pire des servitudes. Elle devient alors
l'anarchie qui est la tyrannie de tous dans le conflit des factions. La vraie
liberté sociale, c'est l'absolutisme de la justice.
La vie de l'homme est
alternée ; tour à tour, il veille et il dort, plongé par le sommeil dans la vie
collective et universelle ; il rêve son existence personnelle sans avoir
conscience du temps et de l'espace. Rendu à la vie individuelle et responsable,
à l'état de veille, il rêve son existence collective et éternelle. Le rêve,
c'est la lueur dans la nuit. La foi aux mystères religieux, c'est l'ombre qui
apparaît au fond du jour.
L'éternité de l'homme
est probablement alternée comme sa vie et doit se composer de veilles et de
sommeils. Il rêve quand il croit vivre dans l'empire de la mort ; il
veille lorsqu’il continue soit immortalité et se ressouvient de ses rêves.
Dieu, dit la Genèse,
envoya le sommeil sur Adam et pendant qu'il dormait, il tira de lui la Chavah
afin de lui donner une auxiliaire semblable à lui – et Adam s'écria : Ceci est
la chair de ma chair et les os de mes os.
N'oublions pas que dans
le chapitre précédent, l’auteur du livre sacré déclare qu'Adam avait été créé
mâle et femelle, ce qui exprime assez clairement qu'Adam n'est pas un individu
isolé mais est pris pour l'humanité toute entière. Qu'est‑ce donc que
cette Chavah ou Héva qui sort de lui pendant son sommeil pour lui servir
d'auxiliaire et qui doit plus tard le vouer à la mort ? N'est‑ce pas
la même chose que la Maya des Indiens, le récipient corporel, la forme terrestre
qui est l’auxiliaire et comme la forme de l’esprit mais qui se sépare de lui,
dont il s'éveille ce que nous appelons la mort ?
Quand l'esprit s'endort
après un jour de la vie universelle, il praduit de lui‑même sa Chavah ;
il pousse autour de lui sa chrysalide et ses existences dans le temps ne sont
pour lui que des rêves qui le reposent des travaux de son éternité.
Il monte ainsi l'échelle
des mondes pendant son sommeil seulement, jouissant pendant son éternité de
tout ce qu'il acquiert de connaissances et de force nouvelle dans ces
accouplements avec la Maya dont il doit se servir sans en devenir jamais
l'esclave. Car la Maya triomphante jetterait sur son âme un voile que le réveil
ne déchirerait plus, et pour avoir caressé le cauchemar, il serait exposé à se
réveiller fou, ce qui est le véritable mystère de la vie éternelle.
Quels êtres sont plus à
plaindre que les fous et cependant pour la plupart ils ne sentent pas leur
épouvantable malheur. Swedenborg a osé dire une chose qui, pour être dangereuse,
ne nous en semble pas moins touchante. Il dit que les réprouvés prennent les
horreurs de l'enfer pour des beautés, ses ténèbres pour des lumières et ses
tourments pour des plaisirs. Ils sont comme ces suppliciés d'Orient qu'on
enivre avec des narcotiques avant de les livrer aux bourreaux.
Dieu ne peut empêcher la
peine d'atteindre les violateurs de sa loi, mais il trouve que c'est assez de
la mort éternelle, et ne veut pas y joindre la douleur. Ne pouvant détourner le
fouet des furies, il rend insensible les malheureux qu'elles vont frapper.
Nous ne saurions
admettre cette idée de Swedenborg, parce que nous ne croyons qu'à la vie
éternelle. Ces damnés idiots et hallucinés, se délectant dans les ombres infectes,
et cueillant des champignons vénéneux qu'ils prennent pour des fleurs, nous
semblent inutilement punis puisqu'ils n'ont pas conscience de leur châtiment.
Cet enfer qui serait un hôpital de gâteux, est moins beau que celui du Dante,
gouffre circulaire qui devient plus étroit à mesure qu'on y descend et qui
finit, derrière les trois têtes du serpent symbolique, par un sentier étroit où
il suffit de se retourner pour remonter vers la lumière.
La vie éternelle, c'est
le mouvement perpétuel et, pour nous, l'éternité ne peut être que l'infinité du
temps.
Supposez que toute la
félicité du ciel consiste à dire Alleluia, avec une palme dans la main
et une couronne sur la tête, et, qu'après cinq cents millions d'alléluia ce
sera toujours à recommencer (effrayant bonheur), mais, enfin, à chaque
alleluia, on pourra assigner un nombre ; il y en aura un en avant, il y en aura
un autre après ; il y aura succession, il y aura durée, ce sera le temps enfin,
ce sera le temps, puisque cela commencera.
L'Eternité n'a ni
commencement, ni fin.
Une chose est certaine,
c'est que nous ne savons absolument rien des mystères de l'autre vie ; mais il
est certain, aussi, qu'aucun de nous ne se souvient d'avoir commencé, et que
l'idée de ne plus être révolte, également en nous, le sentiment et la raison.
Jésus‑Christ dit
que les justes iront dans le ciel, et il appelle le ciel la maison de son père
; il assure que dans cette maison il y a d'innombrables demeures, ces demeures
sont évidemment les étoiles. L'idée, ou, si l'on veut, l'hypothèse des
existences renouvelées dans les astres, ne s'éloigne donc pas de la doctrine de
Jésus‑Christ. La vie des rêves est essentiellement distincte de la vie
réelle, elle a ses paysages, ses amis et ses souvenirs, on y possède des
facultés qui appartiennent sans doute à d'autres formes et à d'autres mondes.
On y revoit des êtres
aimés qu'on a jamais connus sur cette terre ; on y retrouve vivants ceux qui
sont morts, on se soutient en l'air, on marche sur l'eau comme cela peut
arriver dans les milieux où la pesanteur des corps est moins grande, on y parle
des langues inconnues et l'on y rencontre des êtres bizarrement organisés ;
tout y est plein de réminiscences qui ne se rapportent pas à ce monde, ne
serait‑ce point des souvenirs vagues de nos existences précédentes ?
Est‑ce le cerveau
seul qui produit les songes ? Mais, s'il les produit, qui donc les invente ?
Souvent, ils nous épouvantent et nous fatiguent. Quel est le Callot ou le Goya
qui compose les cauchemars ?
Souvent il nous semble
que nous commettons des crimes, en rêve, et nous sommes heureux de n'avoir
rien à nous reprocher quand vient l'heure du réveil. En serait‑il de même
pour nos existences voilées, pour nos sommeils sous une couverture de chair ?
Néron, s'éveillant en sursaut, a‑t‑il pu s'écrier : Dieu soit loué !
Je n'ai pas fait assassiner ma mère ?
Et l'aura‑t‑il
retrouvée vivante et souriante auprès de lui, prête à lui raconter, à son tour,
ses crimes imaginaires et ses mauvais rêves.
La vie présente paraît
souvent un rêve monstrueux et n'est guère plus raisonnable que les visions du
sommeil ; souvent, on y voit ce qui ne devrait pas être, et ce qui devrait
être, ne s'y fait pas. Il nous semble parfois que la nature extravague et que
la raison se débat sous un Ephiaste effrayant. Les choses qui se passent en
cette vie d'illusions et de vaines espérances, sont, certes, aussi insensées
en comparaison de la vie éternelle que les visions du sommeil peuvent l'être,
comparées aux réalités de cette vie.
Nous ne nous reprochons
pas au réveil les péchés commis en rêve, et, si ce sont des crimes, la société
ne nous en demande pas compte, à moins, qu'en état de somnambulisme, nous ne
les ayons réalisés, comme si, par exemple, un somnambule, rêvant qu'il tue sa
femme, lui portait, en effet, un coup mortel. C'est ainsi que nos erreurs de la
terre peuvent avoir leur retentissement dans le ciel par suite d'une exaltation
spéciale qui fait vivre l'homme dans l'éternité avant qu'il ait quitté la
terre. Il est des actes de la vie présente qui peuvent troubler les régions de
la sérénité éternelle. Il est des péchés qui, comme l'on dit vulgairement, font
pleurer les anges. Ce sont les injustices des saints, ce sont les calomnies
qu'ils font remonter jusqu'à l’Etre suprême, lorsqu'ils le présentent comme le
despote capricieux des esprits, et comme le tourmenteur infini des âmes. Quand
saint Dominique et saint Pie V envoyaient des Chrétiens dissidents au
supplice, ces Chrétiens, devenus martyrs et rentrant, par le droit du sang
versé, dans la grande catholicité du ciel, étaient accueillis, sans doute, dans
les rangs des esprits bienheureux avec des cris d'étonnement et de pitié, et
les terribles somnambules de l'Inquisition n'auraient pas été excusés, en
alléguant, devant le Juge suprême, les divagations de leur sommeil.
Fausser la conscience
humaine, éteindre l'esprit et calomnier la raison, persécuter les sages,
s'opposer aux progrès de la science, ce sont là les vrais péchés mortels, les
péchés contre le Saint‑Esprit, ceux qui ne peuvent être pardonnés ni dans
ce monde, ni dans l'autre.
-- CHAPITRE X
--
LE MAGNÉTISME DU MAL
Un seul esprit remplit
l'immensité. C'est celui de Dieu que rien ne limite ou ne partage, celui qui
est tout entier partout sans être renfermé nulle part.
Les esprits créés ne
peuvent vivre que sous des enveloppes proportionnelles à leur milieu qui
réalisent leur action en la limitant et les empêchant d'être absorbés dans
l'infini.
Jetez une goutte d'eau
douce dans la mer, elle s'y perdra à moins qu'elle ne soit préservée par une
enveloppe imperméable.
Il n'existe donc pas
d'esprits sans enveloppe et sans forme ; ces formes sont relatives au milieu où
ils vivent et dans notre atmosphère ; par exemple, il ne peut exister
d'autres esprits que ceux des hommes avec les corps que nous leur voyons et
ceux des animaux dont nous ignorons encore la destinée et la nature.
Les astres ont-ils des
âmes ? Et la terre que nous habitons a-t-elle une conscience et une pensée qui
lui soit propre ? Nous l'ignorons ; mais on ne peut convaincre d'erreur ceux
qui ont voulu le supposer.
On a expliqué ainsi
certains phénomènes exceptionnels par des manifestations spontanées de l'âme
de la terre et comme on a remarqué souvent une sorte d'antagonisme dans ces
manifestations, on en a conclu que l'âme de la terre est multiple, qu'elle se
révèle par quatre forces élémentaires qu'on peut résumer en deux et qui
s'équilibrent par trois, ce qui est une des solutions de la grande Enigme du
Sphinx.
Suivant les hiérophantes
anciens, la matière n'est que le substratum des esprits créés. Dieu ne
la crée pas immédiatement. De Dieu émanent les puissances, les Elohim qui
constituent le ciel et la terre, et suivant leur doctrine, il faudrait
entendre ainsi la première phrase de la Genèse : Bereschith la tête ou
le premier principe, Bara créa, Elohim les puissances, ouath
aarès qui sont ou qui font (sous-entendu) le ciel et la terre. Nous avouons
que cette traduction nous semble plus logique que celle qui donnerait un verbe Bara
employé au singulier au nominatif pluriel Elohim.
Ces Elohim, ou ces
puissances, seraient les grandes âmes des mondes dont les formes seraient la
substance spécifiée dans leurs vertus élémentaires. Dieu, pour créer un monde,
aurait lié ensemble quatre génies qui en se débattant auraient produit d'abord
le chaos et qui, forcés de se reposer après la lutte, auraient formé l'harmonie
des éléments ; ainsi la terre emprisonna le feu et se gonfla pour échapper aux
envahissements de l'eau. L'air s'échappa des cavernes et enveloppa la terre et
l'eau, mais le feu lutte toujours contre la terre et la ronge, l'eau envahit à
son tour la terre et monte en nuages dans le ciel : l'air s’irrite, et pour
chasser les nuages, il forme des courants et des tempêtes. La grande loi de
l'équilibre, qui est la volonté de Dieu, empêche que les combats ne détruisent
les mondes avant le temps marqué pour leurs transfigurations.
Les mondes comme les Elohim sont liés ensemble par des chaînes magnétiques que leur révolte cherche à briser. Les soleils sont rivaux des soleils, et les planètes s'exercent contre les planètes en opposant aux chaînes d'attraction une énergie égale de répulsion pour se défendre de l'absorption et conserver chacune son existence.
Ces forces colossales ont parfois pris une figure et se sont présentées sous l'apparence de géants. Ce sont les Eggrégores du livre d'Hénoch, créatures terribles pour qui nous sommes ce que sont pour nous les infusoires ou les insectes microscopiques qui pullulent entre nos dents et sur notre épiderme. Les Eggrégores nous écrasent sans pitié parce qu'ils ignorent notre existence ; ils sont trop grands pour nous voir, et trop bornés pour nous deviner.
Ainsi s'expliquent les
convulsions planétaires qui engloutissent des populations. Nous savons trop
que Dieu ne sauve pas la mouche innocente, dont un cruel et stupide enfant arrache
les pattes et les ailes, et que la Providence n'intervient pas en faveur de la
fourmilière dont un passant détruit et saccage les édifices à coups de pied.
Parce que les organes
d'un ciron échappent à l'analyse de l'homme, l'homme se croit le droit de
supposer que, devant la nature éternelle, son existence à lui est beaucoup plus
précieuse que celle d'un ciron ! Hélas ! Le Camoëns avait probablement plus de
génie que l'eggrégore Adamastor ; mais le géant Adamastor, couronné de nuages,
ayant les vagues pour ceinture, et les ouragans pour manteau, pouvait-il
deviner les poésies du Camoëns ?
L'huître nous paraît
bonne à manger, nous supposons qu'elle n'a pas conscience d'elle-même, que,
par conséquent elle ne souffre pas, et, sans le moindre regret, nous la dévorons
toute vivante. Nous jetons, tout vivants, l'écrevisse, le homard et la
langouste dans l'eau bouillante parce que, étant cuits de cette façon, ils ont
une chair plus ferme et un goût plus savoureux.
Par quelle loi terrible
Dieu abandonne-t-il ainsi le faible au fort, et le petit au grand, sans que
l'ogre ait, lui-même, l'idée des tortures qu'il fait subir à l'être chétif
qu'il dévore ?
Et, qui nous assure que
quelqu'un prendra notre défense contre les êtres plus forts et aussi avides que
nous ? Les astres agissent et réagissent les uns sur les autres ; leur
équilibre est formé par des liens d'amour et des efforts de haine. Parfois, la
résistance d'une étoile se brise, et elle est attirée vers un soleil qui la
dévore ; parfois, une autre sent sa force d'attraction expirer en elle et elle
est lancée hors de son orbite par le tournoiement des univers. Des astres
amoureux se rapprochent et enfantent de nouvelles étoiles. L'espace infini est
la grande cité des soleils ; ils tiennent conseil entre eux et s'adressent,
réciproquement, des télégrammes de lumière. Il y a des étoiles qui sont sœurs,
il y en a d'autres qui sont rivales. Les âmes des astres, enchaînées par la
nécessité de leur course régulière, peuvent exercer leur liberté en
diversifiant leurs effluves. Quand la terre est méchante, elle rend les hommes
furieux et déchaîne les fléaux à sa surface ; elle envoie alors aux planètes
qu'elle n'aime pas un magnétisme empoisonné, mais, elles se vengent, en lui
envoyant la guerre. Vénus déverse sur elle le venin des mauvaises mœurs ;
Jupiter excite les rois les uns contre les autres ; Mercure déchaîne
contre les hommes les serpents de son caducée, la Lune les rend fous et Saturne
les pousse au désespoir. Ces amours et ces colères des étoiles sont la base de
toute l'astrologie, maintenant, peut-être, trop dédaignée. L'analyse spectrale
de Bumsen n'a-t-elle pas prouvé, tout récemment, que chaque astre a son
aimantation déterminée par une base métallique spéciale et particulière, et
qu'il y a, dans le ciel, des échelles d’attraction comme des gammes de couleurs
? Il peut donc exister aussi, et il existe certainement, entre les globes
célestes, des influences magnétiques qui obéissent, peut-être, à, la volonté de
ces globes si on les suppose doués d'intelligence ou dominés par des génies que
les anciens nommaient les veilleurs du ciel ou les Eggrégores.
L'étude de la nature
nous fait constater des contradictions qui nous étonnent. Partout, nous
rencontrons les preuves d'une intelligence infinie, mais, souvent aussi, nous
avons à reconnaître l'action de forces parfaitement aveugles. Les fléaux sont
des désordres qu'on ne peut attribuer au principe de l'ordre éternel. Les
pestes, les inondations, les famines, ne sont pas des ordres de Dieu. Les
attribuer au diable, c'est-à-dire à un ange damné dont Dieu permet la mauvaise
œuvre, c’est supposer un Dieu hypocrite qui se cache, pour mal faire, derrière
un gérant responsable, taré. D'où viennent donc ces désordres ? De l'erreur des
causes secondes. Mais si les causes secondes sont capables d'erreur, c'est
qu'elles sont intelligentes et autonomes, et nous voici en plein dans la
doctrine des Eggrégores.
Suivant cette doctrine,
les astres n'auraient cure dés parasites qui pullulent sur leur épiderme et
s'occuperaient uniquement de leurs haines et de leurs amours. Notre soleil,
dont les tâches sont un commencement de refroidisse-ment, est entraîné
lentement, mais fatalement, vers la constellation d’Hercule. Un jour, il
manquera de lumière et de chaleur car les astres vieillissent et doivent mourir
comme nous. Il n'aura plus alors la force de repousser les planètes qui iront,
avec impétuosité, se briser sur lui et ce sera la fin de notre univers. Mais un
nouvel univers se formera avec les débris de celui-ci. Une nouvelle création
sortira du chaos et nous renaîtrons, dans une espèce nouvelle, capables de
lutter avec plus davantage contre la stupide grandeur des Eggrégores, et il en
sera ainsi jusqu'à ce que le grand Adam soit reconstitué. Cet esprit des
esprits, cette forme des formes, ce géant collectif qui résume la création
tout entière. Cet Adam qui, suivant les kabbalistes, cache le soleil derrière
son talon, cache des étoiles dans les touffes de sa barbe, et, lorsqu'il veut
marcher, touche, d'un pied, l'Orient, et de l'autre l'occident.
Les Eggrégores sont les
Enacim de la Bible ou plutôt, suivant le livre d'Hénoch, ils en sont les pères.
Ce sont les Titans de la Fable et on les retrouve dans toutes les traditions religieuses.
Ce sont eux qui, en se
battant, lancent les aérolithes dans l'espace, voyagent à cheval sur les
comètes et font pleuvoir des étoiles filantes et des bolides enflammés L'air
devient malsain, les eaux se corrompent, la terre tremble et les volcans
éclatent avec fureur lorsqu'ils sont irrités ou malades. Parfois, pendant les
nuits d’été, les habitants attardés des vallées du midi voient avec épouvante
la forme colossale d'un homme immobile qui est assis sur le plateau des
montagnes et qui baigne ses pieds dans quelque lac solitaire ; ils passent
en faisant le signe de la croix et s'imaginent avoir vu Satan lorsqu'ils ont
rencontré seulement l'ombre pensive d'un Eggrégore.
Ces Eggrégores, s'il
fallait admettre leur existence, seraient les agents plastiques de Dieu, les
rouages vivants de la machine créatrice, multiformes comme Protée mais enchaînés
toujours à leur matière élémentaire. Ils sauraient les secrets que l'immensité
nous dérobe mais seraient ignorants des choses que nous savons. Les évocations
de la magie ancienne s'adressent à eux et les noms bizarres que leur donnaient
la Perse ou la Chaldée sont encore conservés dans les anciens grimoires.
Les Arabes, poétiques
conservateurs des traditions primitives de l'Orient, croient encore à ces gigantesques
génies. Il en est des blancs et des noirs ; les noirs sont malsains et se
nomment les Afrites. Mahomet a conservé ces génies et en fait des anges si
grands que le vent de leurs ailes balayent les mondes dans l'espace. Nous
avouons ne pas aimer cette multitude infinie d'êtres intermédiaires qui nous
cachent Dieu et semblent le rendre inutile. Si la chaîne des esprits grossit
toujours ses anneaux en remontant vers Dieu, nous ne voyons pas de raisons pour
qu’elle s'arrête car elle progressera toujours dans l'infini sans jamais
pouvoir le toucher. Nous avons des milliards de dieux à vaincre ou à fléchir
sans pouvoir jamais arriver à la liberté et à la paix. C'est pourquoi nous
rejetons définitivement et absolument la mythologie des Eggrégores.
Ici, nous respirons
longuement et nous nous essuyons le front comme un homme qui se réveille après
un rêve pénible. Nous contemplons le ciel plein d'astres mais vide de fantômes
et avec un indicible soulagement de cœur,
nous répétons à pleine voix ces premières paroles du symbole de Nicée : Credo
in unum Deum.
Tombant avec les
Eggrégores et les Afrites, Satan flamboie un instant dans le ciel et disparaît
comme un éclair. Videbam Satanam sicut fulgures (ou fulgur) de cœlo cadentem.
Les géants de la Bible ont été ensevelis par le déluge. Les Titans de la Fable ont été écrasés sous les montagnes qu'ils avaient entassées. Jupiter n'est plus qu'une étoile, et toute la fantasmagorie gigantesque de l'ancien monde n'est plus qu'un colossal éclat de rire qui se nomme Gargantua dans Rabelais.
Dieu même ne veut plus
qu'on le représente sous la forme d'un monstrueux panthée. Il est le père des
proportions et de l'harmonie et repousse les énormités. Ses hiéroglyphes
favoris sont les blanches et douces figures de l'agneau et de la colombe et il
se présente à nous dans les bras d'une mère, sous la forme d'un petit enfant.
Combien le symbolisme catholique est adorable et combien d'abominables prêtres
l’ont méconnu.
Vous figurez-vous la
colombe de l'esprit d'amour planant sur la fumée grasse des auto‑da‑fés,
et la vierge mère regardant brûler des Juives ! Voyez-vous de malheureux jeunes
gens tomber sous les balles des zouaves de l'enfant Jésus et des canons rayés
qu'on braque autour du trésor des indulgences ! Mais qui peut sonder les
secrets de la Providence ! Peut-être que par cette aberration du pouvoir
militaire, tous les dissidents sont absous et que le péché du pasteur devient
l'innocence du monde !
Le Pape, d'ailleurs,
n'est-il pas un saint prêtre et ne croit-il pas faire son devoir dans toute la
sincérité de son cœur ? Qui donc est le coupable ? – Le coupable, c'est
l'esprit de contradiction et d'erreur, c'est l'esprit de mensonge qui a été
homicide dès le commencement, c'est le tentateur, c'est le diable, c'est le
magnétisme du mal.
Le magnétisme du mal,
c'est le courant fatal des habitudes perverses, c'est la synthèse hybride de
tous les insectes voraces et rusés que l'homme emprunte aux animaux les plus
malfaisants et c'est bien dans ce sens philosophique que le symbolisme du
Moyen-Age a personnifié le démon.
Il a des cornes de bouc
ou de taureau, des yeux de hibou, un nez en bec de vautour, une gueule de
tigre, des ailes de chauve-souris, des griffes de harpie et un ventre
d'hippopotame. Quelle figure pour un ange même déchu, et qu'il y a loin de là
au superbe roi des enfers rêvé par le génie de Milton !
Mais le Satan de Milton
ne représente autre chose que le génie révolutionnaire des Anglais sous un
Cromwell et le vrai diable est toujours celui des cathédrales et des légendes.
Il est adroit comme le
singe, insinuant comme le reptile, rusé comme le renard, enjoué comme le jeune
chat, lâche comme le loup ou le chacal.
Il est rampant et
flatteur comme le valet, ingrat comme un roi et vindicatif comme un mauvais
prêtre, inconscient et perfide comme nue femme galante.
C'est un protée qui
prend toutes les formes, excepté celle de l'agneau et de la colombe, disent les
vieux grimoires. Tantôt, c'est un petit page fripon qui porte la queue d'une
grande dame ; tantôt, un théologien fourré d'hermine ou un chevalier bardé de
fer. Le conseiller du mal se glisse partout, il se cache même dans le sein des
roses. Parfois, sous une chape de chantre ou d'évêque, il promène sa queue mal
dissimulée le long des dalles d'une église, il se cramponne aux cordelettes de
la discipline des nonnes et s'aplatit entre les pages des bréviaires. Il hurle
dans la bourse vide du pauvre, et, par le trou de la serrure des coffres-forts,
il appelle tout bas les voleurs. Son caractère essentiel et ineffaçable, c'est
d'être toujours ridicule, car, dans l'ordre moral, il est la bête et sera
toujours la bêtise. On a beau ruser, combiner, calculer, mal faire, c'est
manquer d'esprit.
Son habitude, disent les
sorciers, c'est de demander toujours quelque chose ; il se contente d'un
chiffon, d'une savate, d'un brin de paille. Qui ne comprend ici l'allégorie ?
Accorder au mal la moindre chose, n'est‑ce pas pactiser avec lui ?
L'appeler, ne fût-ce que par curiosité, n'est-ce pas lui livrer notre âme ? Toute
cette mythologie diabolique des légendaires est pleine de philosophie et de
raison. L'orgueil, l'avarice, l'envie ne sont pas, par eux-mêmes, des
personnages ; mais ils se personnifient souvent dans les hommes, et ceux qui
arrivent à voir le diable se mirent dans leur propre laideur.
Le diable n'a jamais été
beau ; ce n'est pas un ange déchu, il est damné de naissance, et Dieu ne lui
pardonnera jamais, car, pour Dieu, il n'existe pas. Il existe comme nos
erreurs, il est le vice, il est la maladie, il est la peur, il est la démence
et le mensonge, il est la fièvre d'hôpital des limbes où languissent les âmes
malades. Jamais il n'est entré dans les régions sereines du ciel, et ne
saurait, par conséquent, en être tombé.
Arrière donc le dualisme
impie des Manichéens, arrière, ce compétiteur de Dieu, toujours puissant
quoique foudroyé, et qui lui dispute le monde. Arrière ce valet séducteur des
enfants de son maître, qui a forcé Dieu lui-même à subir la mort pour racheter
les hommes dont l’ange rebelle avait fait ses esclaves, et à qui Dieu
abandonne, néanmoins encore, la majorité de ceux qu'il a voulu racheter par un
si inconcevable sacrifice. A bas le dernier, le plus monstrueux des Eggrégores.
Gloire et triomphe éternel à Dieu seul !
Eternel honneur, toutefois,
au dogme sublime de la Rédemption ; respect à toutes les traditions de l'Eglise
universelle ; vive le symbolisme antique ! Mais Dieu nous garde de le
matérialiser ou des entités métaphysiques pour des personnages réels, et des
allégories pour des histoires !
Les
enfants aiment à croire aux ogres et aux fées ; et les multitudes ont besoin de
mensonge, je le sais, je m’en rapporte là-dessus aux nourrices et aux prêtres.
Mais j’écris un livre de philosophie occulte qui ne doit être lu ni par les
enfants, ni par les gens faibles d'esprit.
Il est des gens à qui le
monde paraîtrait vide s’il n'était peuplé de chimères.
L'immensité du ciel les
ennuierait si elle n’était peuplée de farfadets et de démons. Ces grands
enfants nous rappellent la fable du bon La Fontaine qui croyait voir un
mastodonte dans la lune et qui regardait une souris cachée entre les verres de
la lunette. Nous avons tous, en nous, notre tentateur ou notre diable qui naît
de notre tempérament ou de nos humeurs. Pour les uns, c’est un dindon qui fait
la roue ; pour d’autres, c’est un singe qui grince des dents. C’est le
côté bête de notre humanité, c’est le repoussoir ténébreux de notre âme, c’est
la férocité des instincts animaux exagérée par la vanité des pensées étroites
et fausses, c’est l’amour du mensonge, enfin, dans les esprits, qui, par
lâcheté ou par indifférence, désespèrent de la vérité.
Les possédés du démon
sont en si grand nombre qu'ils composent ce que Jésus‑Christ appelait le
monde, et c'est pourquoi il disait à ses apôtres : « Le monde vous fera mourir
». Le diable tue ceux qui lui résistent, et, consacrer son existence au
triomphe de la vérité et de la justice, c'est faire le sacrifice de sa vie.
Dans la cité des méchants, c'est le vice qui règne et c'est l'intérêt du vice
qui gouverne. Le juste est condamné d'avance, on n'a pas besoin de le juger
mais la vie éternelle appartient aux hommes de cœur qui savent souffrir et
mourir. Jésus, qui passait en faisant le bien, savait qu'il marchait à la mort
et disait à ses amis : « Voici que nous allons à Jérusalem où le fils de
l'homme doit être livré au dernier supplice. Je fais l'offrande de ma vie ;
personne ne me la prend ; je la dépose pour la reprendre. Si quelqu'un veut
m'imiter, qu'il accepte d’avance la croix des malfaiteurs et qu'il marche sur
nos traces. Vous tous qui me voyez, maintenant, bientôt vous ne me verrez
plus. » Veut-il donc se tuer, disaient les Juifs en l'entendant parler
ainsi. Mais se faire tuer par les autres, ce n'est pas se tuer soi-même. Les héros
des Thermopyles savaient bien qu'ils mourraient là jusqu'au dernier, et leur
glorieux combat ne fut certainement pas un suicide.
Le sacrifice de soi-même
n'est jamais le suicide ; et Curtius, si son histoire n'est pas fabuleuse,
Curtius n'est pas un suicidé. Régulus, retournant à Carthage, accomplissait-il
un suicide ? Socrate se suicidait-il lorsqu'il refusait de s'évader de prison
après son arrêt de mort ? Caton, se déchirant les entrailles plutôt que de
subir la démence de César, est un républicain sublime. Le soldat blessé, qui,
tombé sur le champ de bataille et n'ayant plus pour toute arme que sa
baïonnette, lorsqu'on lui dit : rends tes armes, se plonge cette baïonnette
dans le cœur en disant : « Viens les prendre », n'est pas
un homme qui se suicide, c'est un héros qui est fidèle à son serment de
vaincre ou de mourir. M. de Beaurepaire, se brûlant la cervelle plutôt que de
souscrire une capitulation honteuse, ne se suicide pas ; il se sacrifie à
l'honneur !
Lorsqu'on ne pactise
point avec le mal, on ne doit pas le craindre ; mais lorsqu'on ne craint pas le
mal, on ne doit pas craindre la mort : elle n'a d’empire terrible que sur le
mal. La mort noire, la mort affreuse, la mort pleine d'angoisses et
d’épouvante, est la fille du diable. Ils se sont promis de mourir ensemble ;
mais, comme ils sont menteurs, ils se donnent réciproquement pour éternels.
Nous disions tout à
l'heure que le diable est ridicule, et, dans notre Histoire de la Magie,
nous déclarions qu’il ne nous fait pas rire ; et, en effet, on ne s’amuse pas
du ridicule lorsqu'il est bilieux, et, lorsqu'on a l’amour du bien, on ne
saurait rire du mal.
Le véhicule fluidique,
astral, représenté dans toutes les mythologies par le serpent ; c’est le
tentateur naturel de la Chavah ou de la forme matérielle ; ce serpent
était innocent comme tous les êtres avant le péché d’Eve et d’Adam. Le diable
est né de la première désobéissance et il est devenu cette tête de serpent que le pied de la femme doit
écraser.
Le serpent, symbole du
grand agent fluidique, peut être un signe sacré lorsqu'il représente le
magnétisme du bien, comme le serpent d'airain de Moïse. Il y a deux serpents
au caducée d'Hermès.
Le fluide magnétique est
soumis à la volonté des esprits qui peuvent l'attirer ou le projeter avec des
forces différentes, suivant leur degré d'exaltation ou d’équilibre.
On l’a appelé le porte‑lumière
ou le Lucifer, parce qu’il est l’agent distributeur et spécialisateur de
la lumière astrale.
On l'appelle aussi
l'ange des ténèbres parce qu’il est le messager des pensées obscures comme des
pensées lumineuses, et les Hébreux, qui le nomment Samaël, disent qu'il est
double et qu'il y a le Samaël blanc et le Samaël noir, le Samaël israélite et
le Samaël incirconcis.
L'allégorie, ici, est évidente.
Certes, nous croyons, comme les Chrétiens, à l'immortalité de l'âme ; comme
tous les peuples civilisés, nous croyons à des peines et à des récompenses
proportionnelles à nos œuvres. Nous croyons que les esprits peuvent être malheureux
et tourmentés dans l'autre vie, nous admettons donc l'existence possible des
réprouvés.
Nous croyons que les
chaînes de sympathie ne sont pas rompues, mais sont, au contraire, rendues plus
étroites par la mort. Mais cela existe seulement entre les justes. Les méchants
ne peuvent communiquer entre eux que par des effluves de haine.
Le magnétisme du mal
peut donc recevoir aussi des impressions d'outre-tombe, mais seulement par les
aspirations perverses des vivants, les morts que Dieu punit n'ayant plus ni le
pouvoir, ni la volonté efficace de mal faire. Sous la main de la justice de
Dieu, on ne pèche plus, on expie.
Ce que nous nions, c'est
l'existence d'un puissant génie, d'une espèce de Dieu noir, d'un monarque
sombre ayant le pouvoir de mal faire après que Dieu l'a réprouvé. Le roi Satan
est pour nous une fiction impie malgré tout ce qu'elle peut présenter dans le
poème de Milton, de poésie et de grandeur. Le plus coupable des esprits déchus
doit être tombé plus bas que les autres et plus que les autres enchaîné par la
justice de Dieu. Le bagne sans doute a ses rois qui exercent encore une certaine
influence sur le monde criminel, mais cela tient à l'insuffisance des moyens de
surveillance ou de répression employés par la justice humaine et l'on ne
trompe pas la justice de Dieu.
Au livre apocryphe
d'Enoch, on lit que ces Eggrégores noirs se sont incarnés pour séduire les
filles de la terre et faisaient naître les géants. Les véritables Eggrégores,
c'est-à-dire les veilleurs de nuit, auxquels nous aimons à croire, ce sont les
astres du ciel avec leurs yeux toujours étincelants. Ce sont les anges qui
gouvernent les étoiles et qui sont comme des pasteurs pour les âmes qui les
habitent. Nous aimons à penser aussi que chaque peuple a son ange protecteur ou
son génie, qui peut être celui d'une des planètes de notre système. Ainsi,
suivant les poétiques traditions de la Kabbale, Mikaël, l'ange du Soleil, est
celui du peuple de Dieu. Gabriel, l'ange de la Lune, protège les peuples
d'Orient qui portent le croissant sur leur drapeau. Mars et Vénus gouvernent
ensemble la France. Mercure est le génie de la Hollande et de l'Angleterre.
Saturne le génie de la Russie. Tout cela est possible, quoique douteux, et peut
servir aux hypothèses de l'astrologie ou aux fictions de l'épopée.
Le règne de Dieu est un
gouvernement admirable où tout subsiste par la hiérarchie et où l'anarchie se
détruit d'elle-même. S’il existe dans son empire des prisons pour les esprits
coupables, Dieu seul en est le Maître et les fait sans doute gouverner par des
anges sévères et bons. Il n’est pas permis aux condamnés de s'y torturer les
uns les autres.
Dieu serait-il moins
sage et moins bon que les hommes. Et que dirait-on d'un prince de la terre qui
choisirait un brigand de la pire espèce pour directeur de ses prisons en lui
permettant très souvent de sortir pour continuer ses crimes et donner aux
honnêtes gens d'affreux exemples et de pernicieux conseils.
-- CHAPITRE XI
--
L’AMOUR FATAL
Les animaux sont soumis
par la Nature à un état phénoménal qui les pousse invinciblement à la
reproduction et que l'on nomme le rut. L'homme seul est capable d'un sentiment
sublime qui lui fait choisir sa compagne et qui tempère par le dévouement le
plus absolu les âpretés du désir. Ce sentiment se nomme l'amour. Chez les
animaux, le mâle se rue indistinctement sur toutes les femelles et les femelles
se soumettent à tous les mâles. L'homme est fait pour aimer une seule femme et
la femme digne de respect se conserve pour un seul homme.
Chez l'homme comme chez
la femme, l'entraînement des sens ne mérite pas le nom d'amour ; c'est
quelque chose de semblable au rut des animaux. Les libertins et les libertines
sont des brutes.
L'amour donne à l'âme
humaine l'intuition de l'absolu parce que lui-même, il est absolu ou il n'est
pas. L'amour qui se réveille dans une grande âme, c'est l'éternité qui se
révèle.
Dans la femme qu'il
aime, l'homme voit et adore la divinité maternelle et il donne à jamais son
cœur à la vierge qu'il aspire à décorer de la dignité de mère.
La femme, dans l'homme
qu'elle aime, adore la divinité féconde qui doit créer en elle l’objet de tous
ses vœux, le but de sa vie, la couronne de toutes ses ambitions : l'enfant !
Ces deux âmes alors n'en
font plus qu'une qui doit se compléter par une troisième. C'est l'homme unique
en trois amours comme Dieu est eu trois personnes.
Notre intelligence est
faite pour la vérité et notre cœur pour l'amour. C'est pour cela que saint
Augustin dit avec raison en s'adressant à Dieu : Tu nous as fait pour toi,
Seigneur et notre cœur est tourmenté jusqu'à ce qu'il ait trouvé son repos en
toi. Or, Dieu qui est infini ne peut être aimé de l'homme que par intermédiaire.
Il se fait aimer par l'homme dans la femme et dans l'homme par la femme. C'est
pourquoi l'honneur et le bonheur d'être aimés nous imposent une grandeur et une
bonté divine.
Aimer, c'est percevoir
l'infini dans le fini. C'est avoir trouvé Dieu dans la créature. Etre aimé
c'est représenter Dieu, c'est être son plénipotentiaire près d'une âme pour lui
donner le paradis sur la terre.
Les âmes vivent de
vérité et d’amour ; sans amour et sans vérité elles souffrent et dépérissent
comme des corps privés de lumière et de chaleur.
Qu'est-ce que la vérité
? demandait dédaigneusement à Jésus-Christ le représentant de Tibère, et
Tibère lui-même eût pu demander avec un dédain plus insolent et une ironie plus
amère : Qu'est-ce que l'amour ?
La fureur de ne pouvoir
rien comprendre et rien croire, la rage de ne pouvoir aimer, voilà le véritable
enfer et combien d'hommes, combien de femmes sont livrés dès cette vie aux
tortures de cet épouvantable damnation ?
De là les fureurs
passionnées pour le mensonge ; de là ces mensonges d'amour qui livrent l'âme
aux fatalités de la démence. Le besoin de savoir toujours désespéré par l’inconnu
et le besoin d'aimer toujours trahi par l'impuissance du cœur.
Don Juan va de crime en
crime à la poursuite de l'amour et finit par mourir étouffé dans les étreintes
d'un spectre de pierre. Faust, désespéré du néant de la science sans foi,
cherche des distractions et ne trouve que des remords après avoir perdu la trop
crédule Marguerite ; Marguerite pourtant le sauvera, car elle, la pauvre
innocente enfant, elle a véritablement aimé et Dieu ne peut vouloir qu'elle
soit à jamais séparée de celui qu'elle adore.
Voulez-vous pénétrer les
secrets de l'amour ? Etudiez les mystères de la jalousie. La jalousie est
inséparable de l'amour parce que l'amour est une préférence absolue qui exige
la réciprocité, mais il ne peut exister sans une confiance absolue que la
jalousie vulgaire tend naturellement à détruire. C'est que la jalousie vulgaire
est un sentiment égoïste dont le résultat le plus ordinaire est de substituer
la haine à la tendresse. C'est une secrète calomnie de l'objet aimé, c'est un doute
qui l'outrage, c'est souvent une fureur qui porte à le maltraiter et à le
détruire.
Jugez aussi l'amour
d'après ses œuvres : s'il élève l'âme, il inspire le dévouement et les
actions héroïques, s'il est jaloux seulement de la perfection et du bonheur de
l’être aimé, s'il est capable de se sacrifier à l'honneur et au repos de ce
qu'il aime c'est un sentiment immortel et sublime ; mais s'il brise le courage,
s'il énerve la volonté, s'il abaisse les aspirations, s'il fait méconnaître le
devoir, c'est une passion fatale et il faut la vaincre ou périr.
Quand l'amour est pur,
absolu, divin, sublime, il est lui-même le plus saint de tous les devoirs. Nous
admirons Roméo et Juliette malgré tous les préjugés et toutes les fureurs des
Capulets et des Montaigus et nous ne pensons pas que les haines de leurs
familles devaient séparer à jamais Pirame de Thisbé. Mais nous admirons aussi
Chimène sollicitant la mort du Cid pour venger celle de son père, parce que
Chimène en sacrifiant l'amour se rend digne de l'amour même, elle sent bien que
si elle trahissait son devoir, Rodrigue ne l'estimerait plus. Entre la mort de
son amant et l'avilissement de son amour, l’héroïne ne saurait hésiter, et elle
justifie cette grande parole de Salomon que l'amour est plus inflexible que
l'enfer.
Le véritable amour,
c'est la révélation éclatante de l'immortalité de l’âme ; son idéal pour
l'homme, c'est la pureté sans tâche et pour la femme, la générosité sans
défaillance. Il est jaloux de l'intégrité de cet idéal et cette jalousie si
noble doit s'appeler la Zélatypie ou le type, du Zèle. Le rêve éternel de
l'amour, c’est la mère immaculée, et le dogme récemment défini par l’Eglise
emprunté au Cantique des Cantiques n'a pas eu d'autre révélateur que l'amour.
L'impureté, c'est la
promiscuité des désirs ; l'homme qui désire toutes les femmes, la femme
qui attise les désirs de tous les hommes ne connaissent pas l'amour et sont
indignes de le connaître. La coquetterie est la débauche de la vanité féminine,
; son nom même est emprunté à quelque chose de bestial et rappelle les
démarches provocatrices des poules qui veulent attirer l'attention du coq. Il
est permis à la femme d’être belle, mais elle ne doit être désireuse de plaire
qu’à celui qu'elle aime ou qu'elle pourra un jour aimer.
L’intégrité
de la pudeur de la femme est spécialement l’idéal des hommes, et c’est le sujet
de leur jalousie légitime. La délicatesse et la magnanimité chez l’homme est le
rêve spécial de la femme, et c’est dans cet idéal qu’elle trouve le stimulant
ou le désespoir de son amour.
Le mariage, c’est
l’amour légitime. Un mariage de convenance, c’est un mariage de désespoir. Un
mâle et une femelle de l'espèce humaine conviennent d'avoir ensemble des petits
sous la protection de la loi ; s'ils n'ont encore aimé ni l’un ni l'autre,
on peut espérer de l'amour qu'il viendra avec l'intimité et la famille, mais
l'amour n'obéit pas toujours aux convenances sociales et celui qui se marie
sans amour épouse souvent une probabilité d'adultère.
La femme qui aime et qui
épouse l'homme qu'elle n'aime pas, fait un acte contre nature. Julie de Volmar
est inexcusable, et son mari un personnage impossible, même dans le roman ;
Saint‑Preux devrait mépriser ce couple impossible. Une fille qui s'est
donnée et qui se reprend, déshonore son premier amour ; on convient tacitement
qu'elle a donné des arrhes à l'adultère. Il est un être devant qui une femme
digne de ce nom ne doit jamais se résigner à rougir, c'est l'homme qu'elle a
trouvé digne de son premier amour.
Nous comprenons qu'un
homme de coeur épouse et réhabilite ainsi une honnête fille qui a été séduite
puis abandonnée, mais qu'une fille se livre quand elle ne s'appartient plus, et
cela, sous le prétexte que le baron d'Etange menace de la tuer, ou bien, parce
que sa fille suppose que, si elle ne lui obéit pas, son père en mourra, nous
déclarons qu'ici l'indélicatesse de cœur se justifie mal par la lâcheté ou par
la sensibilité niaise. Un père qui parle de tuer sa fille ou de mourir, si elle
agit convenablement ou noblement, n'est plus un père, c'est un égoïste féroce
dans son despotisme qu'on a droit de blâmer ou de fuir. En somme, la Julie de
Rousseau est une fille prétendue honnête qui trahit, à la fois, deux hommes,
Son père est un proxénète qui déshonore, à la fois, sa fille et son ami ; Volmar
est un lâche, et Saint‑Preux un niais. Lorsqu'il a su que Julie était
mariée, il ne devait plus la revoir.
Epouser une femme qui
s'est donnée à un autre et que cet autre n'a pas abandonnée, c'est épouser la
femme d'un autre, mariage nul devant la nature et devant la dignité humaine.
C'est ce que Rousseau n'a pas compris. J'admets le mariage d'aventure des
héroïnes d'Henri Murger qui font de la vie une farce de carnaval ; je n'admets
pas celui de Julie qui affiche la prétention de prendre l'amour au sérieux.
Etre, ou n'être pas, voilà la question, comme dit Hamlet ; or, la virtualité de
l'être humain est dans sa pensée et dans son amour.
Abjurer sa pensée
publiquement sans être convaincu qu'elle est fausse, c'est l'apostasie de
l'esprit ; abjurer l'amour lorsqu'on sent qu'il existe, voilà l'apostasie du
cœur.
Les amours qui changent
sont des caprices qui passent ; et celles dont on doit rougir sont des
fatalités dont il faut secouer le joug.
Homère, en nous montrant
Ulysse vainqueur des pièges de Calypso et de la Circé, se faisant lier au mât
de son vaisseau pour entendre, sans leur céder, les chants délicieux des
sirènes, est le vrai modèle du sage échappant aux déceptions de l'amour fatal.
Ulysse se doit tout à Pénélope qui se conserve pour Ulysse, et le lit nuptial
du roi d'Ithaque, ayant pour colonnes des arbres éternels qui tiennent à la
terre par leurs puissantes racines, est, dans l'antiquité, parfois un peu
licencieuse, le monument symbolique du vénérable et chaste amour.
L'amour véritable est
une passion invincible motivée par un sentiment juste ; jamais il ne peut
être en contradiction avec le devoir parce qu’il devient lui‑même le
devoir le plus absolu, mais la passion injuste constitue l'amour fatal et c'est
à celui-ci qu'il faut résister, dût-on en souffrir ou en mourir.
On pourrait dire que
l'amour fatal est le prince des démons, car c'est le magnétisme du mal armé de
toute sa puissance, rien ne peut limiter ou désarmer ses fureurs. C'est une
fièvre, c'est une démence, c'est une rage. Il faut se sentir brûler lentement,
comme la torche d'Athée, sans que personne ait pitié de vous. Les souvenirs
vous torturent, les désirs trompés vous désespèrent, on savoure la mort, et
l'on aime souvent, mieux encore, souffrir et aimer que mourir. Quel remède à
cette maladie ? Comment guérir des morsures de cette flèche empoisonnée ?
Qui nous ramènera des
aberrations de cette folie ?
Pour guérir de l’amour
fatal, il faut rompre la chaîne magnétique en se précipitant dans un autre courant
et en neutralisant une électricité par une électricité contraire.
Eloignez-vous de la
personne aimée ; ne gardez rien qui vous la rappelle ; quittez même ceux de vos
vêtements qu'elle a pu vous voir. Imposez-vous des occupations fatigantes et
multipliées, ne soyez jamais oisif, ni rêveur ; brisez-vous de fatigue pendant
le jour pour dormir profondément la nuit ; cherchez une ambition ou un intérêt
à satisfaire, et, pour les trouver, montez plus haut que votre amour. Ainsi
vous arriverez à la tranquillité, sinon à l'oubli. Ce qu'il faut éviter
surtout, c'est la solitude, nourrice des attendrissements et des rêves, à
moins qu'on se sente attiré vers la dévotion, comme Louise de la Vallière et M.
de Rancé, et qu'on ne cherche, dans les supplices volontaires du corps,
l'adoucissement des peines de l'âme.
Ce qu'il faut penser,
surtout, c'est que l'absolu dans les sentiments humains est un idéal qui ne se
réalise jamais, ici‑bas ; que toute beauté s'altère, et que toute vie
s'épuise ; que tout passe, enfin, avec une rapidité qui tient du prestige ; que
la belle Hélène est devenue une vieille tête édentée, puis un peu de
poussière, puis rien.
Tout amour qu'on ne peut
pas et qu'on ne doit pas avouer, est un amour fatal. En dehors des lois de la
nature et de la société, il n'y a rien de légitime dans les passions, et il
faut les condamner au néant dès leur naissance en les étouffant sous cet axiome
: Ce qui ne doit pas être, n'est pas. Rien n'excusera jamais ni
l'inceste, ni l'adultère. Ce sont des hontes dont les oreilles chastes
craignent le nom et dont les âmes simples et pures ne doivent pas admettre
l'existence. Les actes que la raison ne justifie pas ne sont pas des actes
humains, c'est de la bestialité et de la folie. Ce sont des chutes après lesquelles
il faut se relever et s'essuyer pour n'en pas garder les souillures, ce sont
des turpitudes que la décence doit cacher et que la morale, épurée par le
souffle magnétique, ne saurait admettre même pour les punir. Voyez Jésus, en
présence de la femme surprise en adultère, il n'écoute pas ceux qui l'accusent,
il ne la regarde pas afin de ne pas voir sa rougeur et, quand on l'importune
en le pressant de la juger, il reprend par cette grande parole qui serait la
suppression de toute pénalité imposée par la justice humaine si elle ne voulait
pas dire que certains actes doivent rester inconnus et comme impossibles devant
la pudeur de la loi : Relevez-vous et désormais tâchez de ne plus tomber.
Voilà ce que le maître
sublime trouve à dire à la malheureuse dont il a refusé d'écouter les
accusateurs.
Jésus n'admet pas
l'adultère ; il le nomme fornication et, pour tout châtiment, il autorise
l'homme à renvoyer celle qui fut sa femme.
La femme, de son côté, a
le droit de quitter un mari qui la trompe. Alors, si elle n'a pas d'enfants,
elle redevient libre devant la Nature. Mais, si elle est mère, elle perd ses
droits sur les enfants de son mari à moins qu'il ne soit notoirement infâme. En
renonçant à lui, elle renonce à ses enfants ; et, si elle ne se sent pas le
triste courage de les abandonner et d'être flétrie à leurs yeux, il faut
qu'elle se résigne à l'héroïsme du sacrifice maternel restant veuve dans le
mariage et se consolant des douleurs de la femme dans le dévouement de la
mère.
Les femelles des oiseaux
n'abandonnent jamais leur nid tant que les petits n'ont point d'ailes, pourquoi
les femmes seraient-elles moins bonnes mères que les femelles des oiseaux ?
L'idéal de l'absolu en
amour divinise en quelque manière la génération de l'homme, et cet idéal exige
l'unité de l'amour. Ce beau rêve du christianisme est la réalité des grandes
âmes et c'est pour ne jamais s'avilir dans les promiscuités du vieux monde que
tant de cœurs aimants sont allés dans les cloîtres mourir et vivre dans un
désir éternel. Erreur parfois sublime, mais toujours regrettable. Faut-il donc
refuser de vivre parce qu'on n'est pas immortel ? Ne plus manger parce que la
nourriture de l'âme est supérieure à celle du corps, ne plus marcher parce
qu'on n'a pas des ailes ?
Heureux est le noble
hidalgo Don Quichotte qui croit adorer Dulcinée en embrassant les gros pieds
mal chaussés d'une paysanne du Tobose !
L'Héloïse de Rousseau
que nous critiquions tout à l'heure si sévèrement au point de vue de l'absolu
en amour n'en est pas moins une délicieuse création, d'autant plus vraie
qu'elle est défectueuse et reproduit dans un roman vraiment humain toutes les
contradictions et toutes les faiblesses qui firent de Rousseau avec les
réminiscences d'un ancien laquais le Don Quichotte de la vertu. Après avoir
essayé en vain de fixer Madame de Warens, dont il s'avisa d'être jaloux après
l'avoir oubliée lui-même près de Madame de Larnage, après avoir adoré Madame
de Houdetot qui en aima un autre, il épousa philosophiquement sa servante, et
s'il est vrai que le pauvre cher homme mourut des suites du chagrin que lui
causa la découverte d'une infidélité de Thérèse, il faut l'admirer et le
plaindre, son cœur était fait pour aimer.
Pour un cœur digne de
l'amour, il n'existe au monde qu'une femme, mais la femme, cette divinité de la
terre, se révèle quelquefois en plusieurs personnes, comme la divinité du ciel,
et ses incarnations sont souvent plus nombreuses que les avatars de Vishnou.
Heureux les croyants qui ne se découragent jamais et qui, dans les hivers du
cœur, attendent le retour des hirondelles.
Le soleil brille dans
une goutte d'eau, c'est un diamant, c'est un monde ; heureux celui qui, quand
la goutte d'eau se dessèche, ne pense pas que le soleil s'en va. Toutes les
beautés qui passent ne sont que des reflets fugitifs de la Beauté éternelle,
objet unique de nos amours. Je voudrais avoir des yeux d'aigle et m'envoler
vers le soleil, mais si le soleil vient à moi en distribuant ses splendeurs
dans les gouttes de la rosée, j'en remercierai la Nature sans trop m'affliger
quand le diamant disparaîtra. Hélas pour cette volage créature qui ne m'aime
plus, pour la soif d'idéal de son cœur, moi aussi j'étais une goutte d'eau ;
dois-je l'accuser et la maudire parce qu'à ses yeux je suis devenu une larme brisée
où elle ne voit plus le soleil ?
-- CHAPITRE XII --
LA TOUTE-PUISSANCE
CRÉATRICE
La page sublime qui
commence la Genèse n'est pas l'histoire d'un fait accompli une fois, c'est la
révélation des lois créatrices et des éclosions successives de l'être.
Les six jours de Moïse
sont six lumières dont le septenaire est la splendeur. C'est la généalogie des
idées qui deviennent des formes dans l'ordre des nombres symboliques éternels.
Au premier jour se
manifeste l'unité de la substance première qui est lumière et vie et qui sort
des ombres de l'inconnu.
Au second jour se
révèlent les deux forces qui sont le firmament ou l'affermissement des astres.
Au troisième, la
distinction et l'union des éléments contraires produisent la fécondité sur la
terre.
Au quatrième, Moïse
rattache le quaternaire tracé dans le ciel par les quatre points cardinaux
dans le mouvement circulaire de la terre et des astres.
Au cinquième apparaît ce
qui doit commander aux éléments, c'est-à-dire l'âme vivante.
Le sixième jour voit
naître l'homme avec les animaux ses auxiliaires.
Au septième jour tout
fonctionne ; l'homme agit et Dieu semble se reposer.
Les prétendus jours de
Moïse sont les lumières successives jetées par les nombres Kabbalistiques sur
les grandes lois de la Nature, le nombre de jours étant seulement celui des
révélations. C'est la genèse de la science plus encore que celle du monde. Elle
doit se répéter dans l'esprit de tout homme qui cherche et qui pense ; elle
commence par l'affirmation de l'être visible et après les consultations
successives de la science, elle finit par le repos de l'esprit qui est la foi.
Supposons un homme qui est dans le néant du scepticisme ou même qui s'établit
systématiquement dans le doute de Descartes. Je pense, donc je suis, lui fait
dire Descartes. N'allons pas si vite et demandons-lui : Sentez-vous que vous
existez ?
– Je crois exister,
répondra le sceptique, et ainsi sa première parole est une parole de foi.
– Je crois exister, car
il me semble que je pense.
Si vous croyez quelque
chose et qu'il vous semble quelque chose, c'est que vous existez. Il existe
donc quelque chose, l'être existe, mais pour vous tout est chaos, rien ne s'est
encore manifesté dans l'harmonie et votre esprit flotte dans le doute comme sur
les eaux..
Il vous semble que vous
pensez. Osez l'affirmer d'une manière nette et hardie. Vous l'oserez si vous
le voulez, la pensée est la lumière des âmes, ne luttez pas contre le phénomène
divin qui s'accomplit en vous, ouvrez vos yeux intérieurs, dites que la lumière
soit et elle sera pour vous. La pensée est impossible dans le doute absolu et
si vous admettez la pensée, vous admettez la vérité. Vous êtes bien forcé
d'ailleurs de l'admettre puisque vous ne pouvez nier l'être. La vérité c'est
l'affirmation de ce qui est, et malgré vous il faudra bien la distinguer de
l'affirmation de ce qui n'est pas, ou de la négation de ce qui est, les deux
formules de l'erreur.
Silence maintenant et
recueillons‑nous dans les ténèbres qui nous restent. Votre création
intellectuelle vient d'accomplir son premier jour ! Levons-nous maintenant !
Voici une nouvelle aurore. L'être existe et l'être pense. La vérité existe, la
réalité s'affirme, le jugement se nécessite, la raison se forme et la justice
est nécessaire.
Maintenant, admettez que
dans l'être est la vie. Pour cela, vous n'avez pas besoin de preuves. Obéissez
à votre sens intime et commandez à vos sophismes, dites : Je veux que cela
soit pour moi, et cela sera pour vous, car déjà indépendamment de vous,
cela doit être et cela est. Or, la vie se prouve par le mouvement, le mouvement
s'opère et se conserve par l'équilibre ; l'équilibre dans le mouvement,
c'est le partage et l'égalité relative dans les impulsions alternées et
contraires de la force ; il y a donc partage et direction contraire et alternée
dans la force, la substance est comme vous l'a montré le premier jour, la force
est double comme vous le révèle la seconde lumière et cette force double dans
ses impulsions réciproques et alternées constitue le firmament ou
l'affermissement universel de tout ce qui se meut suivant les lois de
l'équilibre universel. Ces deux forces, vous les voyez fonctionner dans toute
la Nature. Elles lancent et elles attirent, elles agrègent et elles dispersent.
Vous les sentez en vous car vous éprouvez le besoin d'attirer et de rayonner,
de conserver et de répandre. En vous, les instincts aveugles sont balancés par
les prévisions de l'intelligence ; vous ne pouvez nier que cela soit, osez
donc affirmer que cela est, dites : Je veux que l'équilibre se fasse en moi,
et l'équilibre se fera, et voici votre second jour, c'est la révélation du
binaire.
Distinguez maintenant
ces puissances pour mieux les unir afin que réciproquement elles se
fécondent ; arrosez les terres arides de la science avec les eaux vives de
l'amour ; la terre, c'est la science qu'on travaille et qui se mesure, la foi
est immense comme la mer. Opposez des digues à ses débordements mais ne l'empêchez
pas de soulever ses nuages et de répandre la pluie sur la terre. La terre alors
sera fécondée, la science aride verdira et fleurira. Malheur à ceux qui
craignent l'eau du ciel et qui voudraient cacher la terre sous un voile
d'airain. Laissez germer les espérances éternelles, laissez fleurir les
croyances naïves, laissez les grands arbres monter. Les symboles grandissent
comme des cèdres, ils se fortifient comme des chênes et ils portent en
eux-mêmes la semence qui les reproduit. L'amour s'est révélé dans la nature par
l'harmonie, le triangle sacré fait briller sa lumière, le nombre trois
complète la divinité soit dans ton idéal soit dans la connaissance transcendante
de toi-même. Ton intelligence est devenue mère parce qu'elle a été fécondée par
le génie de la foi. Arrêtons-nous ici, car ce miracle de la lumière suffit à la
gloire du troisième jour.
Lève maintenant les yeux
et contemple le ciel. Vois la splendeur et la régularité des astres. Prends le
compas et le télescope de l'astronome et monte de prodige en prodige, calcule
le retour des comètes et la distance des soleils ; tout cela se meut
suivant les lois d'une hiérarchie admirable. Toute cette immensité pleine de
mondes absorbe et surpasse tous les efforts de l'intelligence humaine. Est‑elle
donc inintelligente ? Il est vrai que les soleils ne vont pas où ils veulent et
que les planètes ne sortent pas de leur orbite. Le ciel est une machine immense
qui peut être ne pense pas, mais qui certainement révèle et reproduit la
pensée. Les quatre points cardinaux du ciel, les équinoxes et les solstices,
l'orient et l'occident, le Zénith et le Nadir sont à leur poste comme des
sentinelles et nous proposent une énigme à deviner ; les lettres du nom de
Jehovah ou les quatre formes élémentaires et symboliques du vieux sphinx de
Thèbes. Avant que tu apprennes à lire, ose croire et déclarer qu'il y a un sens
caché dans ces écritures du ciel. Que l'ordre te révèle une volonté sage, et si
la nature n'est encore à tes yeux qu'une machine impuissante à marcher
d'elle-même, si tu doutes du moteur indépendant, ferme les yeux et repose-toi
des fatigues de ton quatrième jour. Demain, nous te manifesterons les
merveilles de l'autonomie.
La mouche qui bourdonne,
voltige et se pose où il lui plaît, le ver qui rampe à son gré le long des
rivages humides ont quelque chose de plus surprenant que les soleils, car ils
sont autonomes et ne se meuvent pas comme les rouages d'un mécanisme fatal. Le
poisson est libre et se réjouit dans l'onde, il monte chercher sa pâture à la
surface. Un bruit l'effraie, il frémit et fuit dans la vase en repoussant l'eau
qui bouillonne, l'oiseau fend les airs en se dirigeant à son gré ; il choisit
l'arbre ou le mur où il fera son nid ; puis il se pose et chante, il va ensuite
cherchant des fanes et des herbes, il presse la naissance de ses petits. Est-ce
lui qui pense ou quelqu'un qui pense pour lui ? Tu doutais de l'intelligence
des mondes, douterais-tu de celle des oiseaux ? Si les oiseaux sont libres sous
un ciel esclave, à qui donc obéit le ciel si ce n'est à celui qui donne la
liberté aux oiseaux, mais le ciel n'est pas esclave, il est soumis à des lois
admirables que tu peux comprendre et à qui les soleils obéissent sans avoir
besoin de les connaître. Tu as l'intelligence du ciel, et à ce titre, tu es
plus immense que le ciel même. Es-tu le créateur et le régulateur des mondes ?
Non : ce créateur, c'est un autre sans doute, mais tu en es le confident et en
quelque sorte le coadjuteur. Ne nie pas ton maître, ce serait te nier toi-même,
enfant de Copernic et de Galilée. Tu peux créer avec eux le ciel de la science
; enfant du créateur inconnu, regarde ces milliers d'univers qui vivent dans
l'immensité et incline-toi devant la souveraine intelligence de ton Père.
L'étoile de
l'intelligence maîtresse des forces, l'étoile à cinq pointes, le pentagramme
des Kabbalistes et le microcosme des Pythagoriciens apparaît au cinquième jour.
Tu sais maintenant que la matière ne saurait se mouvoir sans que l'esprit la
dirige et tu veux l'ordre dans le mouvement ; tu vas comprendre l'homme et tu
vas concourir à le créer.
Voici apparaître des
formes pour toutes les forces de la nature qui sont poussées par l'autonomie
suprême à devenir elles-mêmes autonomes et vivantes. Toutes ces forces te
seront soumises et toutes conformes sont des figures de ta pensée. Ecoute rugir
le lion et tu entendras l'écho de ta colère ; le mastodonte et l'éléphant
tournent en dérision l'enflure de ton orgueil ; veux-tu leur ressembler, toi,
leur maître ? Non, il faut les dompter et les faire servir à tes usages,
mais pour leur imposer ta puissance, il faut d'abord dompter en toi-même les
vices dont plusieurs d'entre eux sont l'usage.
Si tu es glouton comme
le pourceau, lascif comme le bouc, féroce comme le loup ou larron comme le
renard, tu n'es qu'un animal masqué d'une figure humaine. Roi des animaux, lève-toi
dans ta dignité et de ta dignité faisons l'homme ; dis : Je veux être un
homme, et tu seras ce que tu voudras être car Dieu veut que tu sois un
homme, mais il attend ton consentement parce qu'il t'a créé libre ; et pourquoi
? C'est que tout monarque doit être acclamé et proclamé par ses pairs, c'est
que la liberté seule peut comprendre et honorer le pouvoir divin ; c'est qu'il
faut à Dieu cette grande dignité de l'homme pour que l'homme puisse
légitimement adorer Dieu.
L'occultisme de Dieu est nécessaire comme celui de la science ; si Dieu se révélait à tous les hommes d'une manière éclatante et irréfragable, le dogme de l'enfer éternel régnerait dans toute son horreur. Les crimes humains n'auraient plus de circonstances atténuantes.
Les hommes seraient
forcés à bien faire ou à se perdre pour jamais, ce que Dieu ne saurait vouloir
et ne veut pas ; il faut que le dogme reste entier et que la miséricorde
garde sa liberté immense.
Dieu (si l'on veut nous
permettre à l'exemple des grands Kabbalistes et des auteurs inspirés de la
Bible de lui prêter ici la forme humaine), Dieu a deux mains : une pour
châtier, l'autre pour relever et bénir.
La première est
enchaînée par l'ignorance et la faiblesse de l'homme. L'autre veut être
toujours libre et c'est pour cela que Dieu, en ne contraignant jamais notre
foi, respecte notre liberté.
La marche de l'esprit
humain détaché de Dieu est rapide. Les cultes sans autorité tombent dans la
philosophie qui s'abîme elle-même dans le matérialisme. La seule religion solide,
celle qui sait dire non possumus peut et pourra toujours quelque chose
car elle possède la chaîne de l'enseignement, l'efficacité réelle des
sacrements, la magie des cultes, la légitimité hiérarchique et la puissance
miraculeuse du verbe. Qu'elle laisse donc sans se troubler l'athéisme et le
matérialisme se produire. Ce sont deux cerbères déchaînés pour garder sa porte
et ils dévoreront tous ses ennemis.
Je sais qu'un grand
nombre de mes lecteurs m'accusent de contradiction ; on ne conçoit pas que je
soutienne d'une main les autels de la catholicité et que de l'autre je frappe
sans pitié sur toutes les erreurs et sur tous les abus qui se sont produits et
se produisent encore sous le nom et à l'ombre du catholicisme. Les catholiques
aveugles s'effraient de mes interprétations hardies et les prétendus
libres-penseurs s'indignent de ce qu'ils nomment mes faiblesses pour une
religion qu'ils croient tombée dans le mépris parce qu'ils l'ont abandonnée.
Je déplais également aux chrétiens de Veuillot et aux philosophes de Proud'hon.
Cela ne doit pas m'étonner, je m'y étais attendu, je ne m'en afflige pas et je
ne dirai pas même que je m'en fais gloire. J'aimerais mieux plaire à tout le
monde parce que j'aime sincèrement tous les hommes, mais tant qu'il faudra
choisir entre la vérité et l'estime de qui que ce soit, même de mes amis les
plus chers, je choisirai toujours la vérité.
L'Eglise Romaine, dit‑on,
n'est plus qu'une ombre, c'est un spectre qui regarde vers le passé et qui ne
sait marcher qu'en arrière. Et tous les jours, pourtant, on se plaint de ses
envahissements. Elle s'empare des enfants et des femmes, absorbe les
propriétés, gêne les rois, entrave le mouvement des peuples et force, même, à
la servir, l'or des banquiers israélites et le sang voltairien de la France.
Cette malade, condamnée
par tant de médecins, se moque des pilules de Sganarelle et s'obstine à ne pas
mourir. C'est qu'en dépit des grands penseurs et des beaux diseurs, elle a les
clefs de la vie éternelle. On sent que si elle s'éteint, Dieu se dérobe pour
jamais à nous, et l'immortalité de l'âme s'en va.
Il y a une chose
profondément vraie et qui, pourtant, paraîtra paradoxale : c'est que tous les
cultes chrétiens dissidents ne vivent que des sublimes obstinations du
catholicisme radical. Je vous demande un peu contre qui protesteraient Luther
et Calvin si le Pape fléchissait et donnait prise aux luthériens ou aux
calvinistes. Si le pape admet en principe la liberté de conscience, il déclare
que sa vérité, à lui, est douteuse. Or, la vérité, à lui, ce n'est pas celle
d'un système, ce n'est pas celle d'une secte, ce n'est pas celle d'une fantaisie
religieuse, c'est celle de l'humanité croyante, c'est celle d'Hermès et de
Moïse, c'est celle de Jésus-Christ, c'est celle de saint Paul, de saint
Augustin, de Fénelon et de Bossuet, tous plus grands penseurs et plus grands
hommes que Proud'hon, le docteur Garnier, le sceptique Girardin et les
nihilistes Tartempion ou Jean Bonhomme, entendez-vous ?... Entendez-vous ?
Non, le pape ne doit pas
dire qu'en matière de religion, nous sommes libres de penser ce que bon nous
semble. C'est une étrange manière de comprendre la liberté que de vouloir
forcer le chef suprême d'une Eglise absolue à être tolérant quand il est
évident que la tolérance serait le suicide de son autorité spirituelle. C'est
l'indulgence et non la tolérance que doit aux hommes et à leurs erreurs le
représentant de Jésus-Christ. L'Eglise, c'est la charité : tout ce qui est
contre la charité est contre elle. Elle ne se soutient et ne se perpétue que
par la charité. C'est par le miracle permanent de ses bonnes œuvres qu'elle
doit prouver sa divinité an monde.
Pour assurer son règne
sur la terre, elle ne doit pas enrôler des zouaves, mais elle peut créer des
saints. A-t-elle jamais pu oublier cette grande parole du maître : cherchez
d'abord le règne de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par
surcroît.
-- CHAPITRE XIII --
LA FASCINATION
L'Eglise condamne et
doit condamner la magie parce qu'elle s'en est approprié le monopole. Les
forces occultes que les anciens mages employaient pour tromper et asservir les
multitudes, elle doit s'en servir pour éclairer progressivement les esprits et
travailler à l'affranchissement des âmes par la hiérarchie et la moralité.
Elle le doit sous peine
de mort, mais nous avons déjà dit qu'elle est immortelle et que la mort
apparente ne peut être pour elle qu'un travail régénérateur et une transfiguration.
Parmi les forces dont
elle dispose et dont on peut faire usage, soit pour le bien soit pour le mal,
il faut compter au premier rang la puissance de la fascination.
Faire croire
l'impossible, faire voir l'invisible, faire toucher l'insensible en exaltant
l'imagination et en hallucinant les sens, s'emparer ainsi de la liberté
intellectuelle de ceux qu'on lie et qu'on délie à volonté, c'est ce qu'on
appelle fasciner.
La fascination est
toujours le résultat d'un prestige.
Le prestige est la mise
en scène de la puissance quand ce n'en est pas le mensonge.
Voyez Moïse lorsqu'il
veut promulguer le Décalogue, il choisit la plus âpre montagne du désert, il
l'entoure d'une barrière que nul ne pourra franchir sans être frappé de
mort ! Là, il monte au bruit de la trompette pour s'entretenir face à
face avec Adonaï et quand vient le soir, toute la montagne fume, tonne et
s'illumine d'une formidable pyrotechnie. Le peuple tremble et se prosterne, il
croit sentir la terre s'agiter, il lui semble que les rochers bondissent comme
des béliers et que les collines sont ondoyantes comme des troupeaux, puis, dès
que le volcan s'éteint, dès que les tonnerres ont cessé, comme le thaumaturge
tarde à reparaître, la foule s'insurge et veut à toute force qu'on lui donne
son Dieu ? Adonaï a manqué son effet, il est sifflé et on lui oppose le veau d'or.
Les flûtes et les tambourins font la parodie des trompettes et du tonnerre et
le peuple voyant que les montagnes ne dansent plus se met à danser à son tour.
Moïse, furieux, brise les tables de la loi et change son spectacle en celui
d'un massacre immense. La fête est noyée dans le sang ; la vile multitude,
en voyant les éclairs du glaive, recommence à croire à ceux de la foudre, elle
n'ose plus relever la tête pour regarder Moïse, le terrible législateur est
devenu fulgurant comme Adonaï, il a des cornes comme Bacchus et comme Jupiter
Ammon et désormais il n'apparaîtra plus que couvert d'un voile afin que
l'épouvante soit durable et que la fascination se perpétue. Personne désormais
ne résistera impunément à cet homme dont le courroux frappe comme le simoun et
qui a le secret des commotions fulminantes et des flammes inextinguibles. Les
prêtres de l'Egypte avaient sans doute des connaissances naturelles auxquelles
les nôtres ne devaient arriver que beaucoup plus tard. Nous avons dit que les
mages assyriens connaissaient l'électricité et savaient imiter le tonnerre.
Avec la différence qu'il
y a entre Jupiter et Thersite, Moïse avait les mêmes opinions que Marat. Il
pensait que pour le salut d'un peuple destiné à devenir la lumière du monde,
quelques flots de sang ne devaient pas faire reculer un pontife de l'avenir.
Qu'a-t-il manqué à Marat pour être le Moïse de la France ? Deux grandes choses
: le génie et le succès. D'ailleurs, Marat était un nain grotesque et Moïse
était un géant, s'il faut en croire la divine intuition de Michel Ange.
Osera‑t‑on
dire que le législateur des Hébreux était un imposteur ? On n'est jamais
imposteur quand on se dévoue. Ce maître qui osait jouer de tels airs de toute
puissance sur l’instrument terrible de la mort s'était voué le premier à
l'anathème pour expier le sang versé ; il conduisait son peuple vers une terre
promise où lui-même, il savait bien que seul il n'entrerait pas. Il disparut un
jour au milieu des cavernes et des précipices comme Œdipe dans la tempête et
jamais les admirateurs de son génie ne purent retrouver ses os.
Les sages de l'ancien
monde, convaincus de la nécessité de l'occultisme, cachaient avec soin les
sciences qui les rendaient jusqu'à un certain point maîtres de la nature et ne
s'en servaient que pour donner à leur enseignement le prestige de la
coopération divine. Pourquoi les en blâmerait-on ? Le sage n'est-il pas le
plénipotentiaire de Dieu près des hommes ? Et quand Dieu lui permet d'endormir
ou de réveiller sa foudre, n'est-ce pas toujours lui qui tonne par le ministère
de son ambassadeur ?
Il
faudrait mettre à Charonton l'homme assez fou pour dire : Je sais de science
certaine que Dieu est, mais celui-là serait plus insensé encore qui oserait
dire : Je sais que Dieu n'existe pas : Je crois en Dieu, mais je ne sais
pas ce qu’il est. Voici venir pourtant des milliers d'hommes, de femmes et
d'enfants qui vous disent : Je l'ai vu, je l'ai touché, j'ai fait mieux
encore, je l'ai mangé et je l'ai senti vivant en moi. Etrange fascination
d'une parole absurde s’il en fut jamais et par là même victorieusement
convaincante parce qu'elle est belle à faire reculer la raison et à ravir
l'enthousiasme : Ceci est ma chair, ceci est mon sang !
Il a dit cela, lui, le
Dieu qui allait mourir pour revivre dans tous les hommes. Hommes de foi, vous
seuls comprenez comment Dieu lui-même devait mourir pour nous faire accepter le
mystère de la mort.
Dieu s'est fait homme,
afin de faire les hommes Dieu. Dieu incarné, c'est l'humanité devenue divine.
Voulez-vous voir Dieu, regardez vos frères. Voulez-vous aimer Dieu, aimez-vous
les uns les autres. Foi sublime et triomphante qui va inaugurer le règne de la
solidarité universelle, de la charité la plus sublime, de l'adoration du
malheur ! Ce que vous faites au moindre, c'est-à-dire peut-être au plus
ignorant, au plus coupable d'entre vos frères, vous le faites à moi et à Dieu.
Comprenez-vous cela, misérables inquisiteurs, lorsque vous avez torturé J.‑C.
lorsque vous avez brûlé Dieu…
Certes, la poésie est
plus grande que la science, et la foi est grandiose et magnifique lorsqu’elle
domine et subjugue la raison. Le sacrifice du juste pour le coupable est déraisonnable,
mais la raison la plus égoïste est contrainte de l'admirer. Ici est la grande
fascination de l'Evangile, et j'avoue que, dût-on me taxer d'un peu de folie,
moi l'ennemi des rêves, moi l'adversaire des imaginations qui veulent s'imposer
au savoir, je reste fasciné et je veux l'être, j'adore en fermant les yeux pour
ne pas voir d'étincelles ennemies parce que je ne puis m'empêcher de croire à
une lumière immense mais encore voilée sur la foi de l'amour infini que je sens
s'allumer dans mon cœur.
Tous les grands
sentiments sont des fascinations et tous les vrais grands hommes sont des
fascinateurs de la multitude, Magister dixit. C'est le maître qui l'a
dit. Voilà la grande raison de ceux qui sont nés pour être éternellement
disciples : Amicus Plato sed magis amica veritas, J'aime Platon
mais je préfère la vérité, est la parole d'un homme qui se sent l'égal de
Platon et qui par conséquent doit être un maître s'il possède comme Platon ou
comme Aristote le don de fasciner et de passionner une école.
Jésus, en parlant des
hommes de la foule, dit : Je veux qu'en regardant, ils ne voient pas et
qu'en écoutant, ils n'entendent pas car je redoute leur conversion et j'aurais
peur de les guérir. En lisant ces terribles paroles de celui qui s'est
sacrifié à la philanthropie, je pense à ce Crispinus dont Juvénal a dit :
At vitiis æeger solaque
libidine fortis.
Epuisé par tous les vices, il ne doit un reste de forces qu'à la fièvre de la
débauche. Quel médecin compatissant eut voulu guérir la fièvre de Crispinus ?
C'eut été lui donner la mort.
Malheur aux profanes multitudes qui ne sont plus fascinées par l'idéal des grands pouvoirs ! Malheur au sot qui restant un sot ne croit plus à la mission divine du prêtre ni au prestige providentiel du roi ! Car il lui faut une fascination quelconque, et il subira celle de l'or et des jouissances brutales et sera précipité fatalement hors de toute justice et de toute vérité.
La nature elle‑même,
lorsqu’il s'agit de forcer les êtres à accomplir ses grands mystères, agit en
souveraine prêtresse et fascine à la fois les sens, les esprits et les cœurs.
Deux fatalités magnétiques qui se rencontrent forment une providence invincible
à qui l'on donne le nom d'amour. La femme alors se transforme et devient une
sylphide, une péri, une fée, un ange. L'homme devient un héros et presque un
Dieu. Sont-ils assez trompés ces pauvres ignorants qui s'adorent et quelle
déception ils se préparent pour l'heure de la satiété et du réveil. Retarder
cette heure, c'est le grand arcane du mariage. Il faut à tout prix prolonger
l'erreur, alimenter la folie, éterniser la déception incomprise ; la vie alors
devient une comédie où le mari doit être un sublime artiste, toujours en scène
s'il ne veut pas être berné comme le Pantaléon de la farce italienne ; ou la
femme doit étudier à fond son rôle de grande coquette et cacher éternellement
ses plus légitimes désirs si elle ne veut pas qu'on désapprenne à la désirer
elle-même. Un bon ménage, c'est une lutte cachée de tous les jours, moyen
fatigant et difficile mais hélas, unique moyen d'éviter une guerre ouverte.
Il y a deux grandes
puissances dans l'humanité : le génie qui fascine et l'enthousiasme qui vient
de la fascination. Voyez ce petit homme pâle qui marche à la tête d'un peuple
immense de soldats ; si on lui demandait où les conduisez-vous : A la mort
pourrait répondre un passant dépourvu d'illusions ; à la gloire
s'écrieraient-ils en hérissant leurs moustaches et en faisant résonner les capucines
de leurs fusils. Tous ces vieux grognards sont des croyants comme Polyeucte ;
ils subissent la fascination d'une redingote grise et d'un petit chapeau.
Aussi, quand ils passent, les rois les saluent en ôtant leur couronne et
lorsqu'on les écrase à Waterloo, ils jurent contre l'averse de mitraille comme
s'il s'agissait d'un simple mauvais temps et tombent tout d'une pièce en jetant
par la bouche de Cambronne un défi grivois à la mort.
Il existe un magnétisme
animal ; mais au-dessus de celui-là, qui est purement physique, il faut
compter le magnétisme humain qui est le vrai magnétisme moral. Les âmes sont
polarisées comme les corps, et le magnétisme spirituel ou humain est ce que
nous appelons la force de fascination.
Le rayonnement d'une
grande pensée ou d'une puissante imagination chez l'homme détermine un
tourbillon attractif qui donne bientôt des planètes au soleil intellectuel, aux
planètes, des satellites. Un grand homme dans le ciel de la pensée, c'est le
foyer d'un univers.
Les êtres incomplets qui
n'ont pas le bonheur de subir une fascination intelligente tombent eux-mêmes
sous l'empire des fascinations fatales ; ainsi se produisent les passions
vertigineuses et les hallucinations de l'amour-propre chez les imbéciles et
chez les fous.
Il y a des fascinations
lumineuses et des fascinations noires. Les Thugs de l'Inde sont amoureux de la
mort. Marat et Lacenaire ont eu des séides. Nous avons déjà dit que le diable
est la caricature de Dieu.
Définissons donc
maintenant la fascination. C'est le magnétisme de l'imagination et de la
pensée. C'est la domination qu'exerce une volonté forte sur une volonté faible
en produisant l'exaltation des conceptions imaginaires et influençant le
jugement chez des êtres qui ne sont pas encore parvenus à l'équilibre de la
raison.
L'homme équilibré est
celui qui peut dire : Je sais ce qui est, je crois à ce qui doit être
et je ne nie rien de ce qui peut être. Le fasciné dira : Je crois ce que
les personnes en qui je crois m'ont dit de croire ; en d'autres termes je crois
parce qu'il me plaît de croire. Je crois parce que j'aime certaines personnes
et certaines choses (ici peuvent se placer certaines phrases toujours
touchantes et qui ne prouvent jamais rien. La foi des aïeux ! La croix de ma
mère !) En d'autres termes, le premier pourra dire : Je crois par
raison, et le second : Je crois par fascination.
Croire sur la foi des
autres, cela peut être permis et cela doit être même recommandé à des enfants.
Si vous me dites que Bossuet, Pascal, Fénelon étaient de grands hommes et
qu'ils ont cru à d'évidentes absurdités, je vous répondrai que j'ai de la peine
à l'admettre, mais enfin cela fût-il vrai, cela prouverait seulement qu'en cette
circonstance, ces grands hommes ont agi comme des enfants.
Pascal, dit‑on, croyait voir toujours un gouffre ouvert auprès de lui. Il me semble que, sans manquer de respect au génie de Pascal, on peut ne pas croire à son gouffre ; l'homme fasciné perd son libre arbitre et tombe entièrement sous la domination du fascinateur. Sa raison, qu'il peut garder entière pour certaines choses indifférentes, se change absolument en folie dès que vous tentez de l'éclairer sur les choses qu'on lui suggère ; il ne voit plus, il n'entend plus que par les yeux et les oreilles de ceux qui le dominent ; faites lui toucher la vérité, il vous soutiendra que ce qu'il touche n'existe pas. Il croit au contraire voir et toucher l'impossible qu'on lui affirme.
Saint Ignace a composé
des exercices spirituels pour cultiver ce genre de fascination chez ses
disciples. Il veut que tous les jours, dans le silence et dans l'obscurité, le
novice de la Compagnie de Jésus exerce son imagination à créer la figure
sensible des mystères qu'il cherche à voir et qu'il voit en effet, dans un rêve
volontaire et éveillé, que l'affaiblissement de son cerveau peut rendre d'une
réalité épouvantable tous les cauchemars de St Antoine et toutes les horreurs
de l'enfer. Dans de semblables exercices, le cœur s'endurcit et s'atrophie de
terreur, la raison vacille et s'éteint. Ignace a détruit l'homme, mais il a
fait un jésuite et le monde entier va être moins fort que ce redoutable
androïde.
Rien n'est implacable
comme une machine. Une fois montée elle ne s'arrête plus, à moins qu'on ne la brise.
Créer des milliers de
machines qu'on peut monter par la parole, et qui vont à travers le monde
réaliser par tous les moyens possibles la pensée du machiniste, voilà l'œuvre
de Loyola. Il faut avouer que son invention est bien autrement grande que la
machine mathématique de Pascal.
Mais cette œuvre
est-elle morale ? Oui, certes dans la pensée de son auteur et de tous les
hommes assez dévoués à ce qu'ils croient le bien, pour devenir ainsi, des
rouages aveugles et automates sans autonomie. Jamais le mal ne passionnera les
hommes à ce point, jamais la raison même et le simple bon sens ne prendront
chez eux une pareille exaltation. La philosophie n'aura jamais de semblables
soldats. La démocratie peut avoir des partisans et des martyrs, elle n'aura
jamais de véritables apôtres capables de sacrifier, pour elle, leur amour
propre et leur personnalité tout entière. J'ai connu et je connais encore des
démocrates honnêtes. Chacun d'eux représente exactement la force d'un individu
isolé. Le jésuite se nomme légion. Pourquoi l'homme est-il si froid lorsqu'il
s'agit de la raison, et si ardent quand il faut combattre pour quelque chimère
? C'est que l'homme, malgré tout son orgueil, est un être défectueux ;
c'est qu'il n'aime pas sincèrement la vérité ; c'est qu'il adore, au
contraire, les illusions et les mensonges. Voyant que les hommes sont fous, a
dit saint Paul, nous avons voulu les sauver par ta folie même, en imposant le
bien à l'aveuglement de leur foi. Voilà le grand arcane du catholicisme de
saint Paul, enté sur le Christianisme de Jésus, et complété par le Jésuitisme
de saint Ignace de Loyola. Il faut des absurdités à la multitude. La société se
compose d'un petit nombre de sages et d'une foule immense d'insensés. Or, il
est à désirer que les insensés soient gouvernés par les sages.
Comment faire pour
arriver là ? Dès que le sage se montre ce qu'il est, on le repousse, on le
calomnie, on l'exile, on le crucifie. Les hommes ne veulent pas être
convaincus, ils attendent qu'on leur en impose ; il faut donc que l'apôtre se
résigne aux apparences de l'imposture pour révéler, c'est-à-dire pour régénérer,
la vérité dans le monde en lui donnant un nouveau voile. Qu'est-ce en effet
qu'un révélateur ? C'est un imposteur désintéressé, qui, pour l'amener d'une
manière détournée au bien, trompe la vile multitude. Qu'est-ce que la vile
multitude ? C'est la tourbe immense des sots, des imbéciles et des fous,
quels que soient d'ailleurs leurs titres, leur rang dans la société et leurs
richesses.
Je sais qu'on parle
beaucoup de progrès indéfini, que j'appellerai plutôt indéfinissable, car si
les connaissances s'augmentent dans l'espèce humaine, la race évidemment ne
s'améliore pas. On dit aussi que si l'instruction était légalement répandue,
tous les crimes disparaîtraient, comme si nécessairement l’instruction devait
rendre les hommes meilleurs, comme si Robespierre et Marat, ces effrayants
disciples de Rousseau, n'avaient pas reçu une instruction supérieure à celle de
Rousseau lui-même. L'abbé Coeur et Lacenaire ont été élevés dans le même
collège. Monsieur de Praslin, les docteurs Castany et Lapommeraye avaient joui
de tous les bienfaits de l'éducation moderne. Eliçabide avait fait ses études
au séminaire. Les scélérats instruits sont les plus complets et les plus
effrayants de tous les scélérats, et jamais leur instruction ne les a empêché
de mal faire, tandis qu'on voit des hommes simples et illettrés, pratiquer sans
effort, les plus admirables vertus. L'éducation développe les facultés de
l'homme et lui donne le moyen de satisfaire ses penchants, mais elle ne le
change pas. Enseignez les mathématiques et l'astronomie à un sot, vous en
ferez peut-être un Leverrier, mais vous n'en ferez jamais un Galilée.
La race humaine actuelle
se compose de quelques hommes et d'un très grand nombre d'êtres mixtes qui
tiennent un peu de l'homme et beaucoup de l'orang-outan ou du gorille. Il en
est pourtant qui pourraient revendiquer la ressemblance des singes moins
énormes et plus jolis : ce sont ces aimables cocodés qui servent de mâles et de
Jocrisses à nos cocottes. Je me demande si Dieu peut avoir un paradis pour ces
animaux-là, et s'il aurait jamais le courage de les condamner à l'enfer.
Quand ces bêtes-là sont
sur le point de mourir, voilà parfois leur petit côté humain qui se réveille et
les tourmente, on appelle un prêtre, le prêtre vient et pourquoi ne
viendrait-il pas ?
La charité ne veut pas
qu'on étouffe les étincelles, mais que leur dire ? Ils ne comprendront rien de
raisonnable, il faut les fasciner par des signes, des onctions d'huile, des
bénédictions, des absolutions in extremis. Une étole brodée, un beau
ciboire de vermeil. Ils disent ce qu'on leur fait dire, se laissent faire tout
ce qu'on veut leur faire, et meurent, tranquilles, avec la bénédiction de
l'Église. N'est‑il pas écrit dans l'Evangile que Dieu sauvera les hommes
et les animaux ? Homines et jumenta salvabis ‑Domine.
Les créations de la
Nature sont progressives dans la succession des espèces et des races, mais les
races et les espèces croissent et décroissent comme les empires et les
individus. Tous les peuples qui ont brillé commencent progressivement à
s'éteindre et l'humanité tout entière aura le sort des nations. Quand 108
hommes, à moitié bêtes, auront disparu dans le prochain cataclysme, apparaîtra
sans doute une nouvelle race d'êtres sages et forts qui seront à notre espèce
ce que nous sommes à celle des singes.
Alors, seulement les
âmes seront véritablement immortelles, car elles deviendront dignes et
capables de conserver le souvenir.
En attendant, il est
certain que, loin de progresser, l'espèce humaine actuelle dégénère. Un
effrayant phénomène s'accomplit dans les âmes ; les hommes n'ont plus le
sens divin et les femmes, qui ne sont pas des machines à vanité et à luxure, ne
cherchent dans la foi, qu'elles aiment absurde, qu'un refuge contre la raison
qui les ennuie. La poésie est morte dans les cœurs. Notre jeunesse lit Victor
Hugo, mais elle n'admire dans ce grand poète que les tours de force de la
parole et les exemples cités de la pensée ; au fond elle préfère
Proud'hon, trouve un peu trop de sensibilité dans Renan, et regarde comme des
hommes sérieux M. Taine et les docteurs
Grenier et Buchner. On blague avec excès au théâtre tous les sentiments
généreux d'autrefois, ce n'est plus le vigoureux éclat de rire de Rabelais
corrigeant la bêtise humaine, c'est le ricanement d'une platitude bouffonne qui
insulte à toutes les vertus.
Il en est de l'amour
comme de l'honneur, c'est un vieux saint qu'on ne chôme plus. Le nom même du
plus grand sentiment et du plus beau sentiment que puisse inspirer la Nature
n’est plus guère de mise dans la conversation des gens de bonne compagnie et
tombera peut-être bientôt dans le vocabulaire obscène. A quoi songent les
jeunes filles les plus honnêtes et les mieux gardées, celles par exemple qu’on
élève au couvent des Oiseaux ou au Sacré-Cœur ? Est-ce aux douceurs d'une
affection mutuelle ? Fi donc, il faudrait se confesser de cela et on n'oserait
l'avouer devant ses compagnes. Elles pensent aux splendeurs d'un riche mariage,
elles rêvent une voiture et un château. Il y aura bien avec tout cela un mari
dont il faudra s'accommoder, mais pourvu qu'il ait un beau nom, qu'il sache
bien se présenter et qu'il mette bien sa cravate on le trouvera très suffisant.
Je ne suis point un
misanthrope et je me fais pas ici la satire de mon siècle, je constate un
affaiblissement moral dans l'espèce humaine pour en venir à conclure que le
magisme est plus que jamais de saison et qu'avec de si pauvres êtres, il faut
fasciner pour réussir.
Il se trouve dans
l'Evangile des préceptes dont on pouvait autrefois sentir toute la sublimité et
qui de nos jours sembleraient presque ridicules parce que les hommes ne sont
plus les mêmes.
– Va t'asseoir à la
dernière place, dit Jésus et l'on t'invitera à passer à la première.
– Si tu t'assois à la
dernière place, tu y resteras et ce sera bien fait, répond à cela le monde
moderne.
– Si l'on veut prendre
ta tunique, donne aussi ton manteau dit l'Evangile.
– Et quand tu seras tout
nu, Robert Macaire te bénira et un sergent de ville t'emmènera au poste pour
outrage aux bonnes mœurs, répond le logicien impitoyable.
– Ne songez pas au
lendemain, dit le Sauveur.
– Et le lendemain du
jour où la misère vous surprendra, personne ne songera à vous, répond le monde.
– Cherchez le royaume de
Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît.
– Oui, quand vous aurez
trouvé, mais non pendant que vous chercherez et je crains que vous ne cherchiez
longtemps.
– Malheur à ceux qui
rient, ils pleureront : heureux ceux qui pleurent car ils riront.
– Sauf votre respect,
Notre-Seigneur, ceci est une balançoire ; c'est comme si vous disiez :
heureux les malades parce qu'ils attendent la santé et malheureux ceux qui se
portent bien parce qu'ils attendent la maladie. Si ceux qui rient sont
malheureux et si vous n'avez rien à promettre aux heureux qui pleurent que le
malheur de rire à leur tour qui donc sera vraiment heureux.
– Ne résistez pas au
méchant si quelqu'un vous frappe sur une joue, tendez-lui l'autre.
– Maxime positivement
immorale. Ne pas résister au méchant, c'est être son complice. Tendre l'autre
joue à celui qui vous frappe injustement, c'est approuver son attentat et en
provoquer un second ; quand vous aurez tendu l'autre joue et reçu un
second soufflet, quel parti aurez-vous à prendre ? Vous battre avec l'agresseur
? A quoi bon alors attendre le second outrage ? Tendre le dos afin de recevoir
un coup de pied un peu plus bas ? Ce serait ignoble et grotesque.
– Voilà ce que
répondrait aux maximes peut-être les plus sublimes de l'Evangile l'esprit de
notre siècle s'il était assez loyal, assez courageux, pour parler aussi
librement. Il y a et il devrait y avoir de nos jours un malentendu immense
entre Jésus-Christ et les hommes. Notre siècle n'a plus le sentiment du sublime
et ne comprend plus les héros. Garibaldi n'est pour nos hommes d'état qu'une
incarnation peu amusante de Don Quichotte.
C'est un polichinelle
sérieux, qui, après avoir battu quelques commissaires et s'être débattu entre
les griffes cauteleuses du chat, finira un jour par être emporté par le diable
à la grande risée des spectateurs.
Le monde est sans
religion, a dit le comte Joseph de Maistre, et c'est pour cela, ajouterons-nous,
qu'il a besoin plus que jamais de prestiges et de jongleurs.
Lorsqu'on ne croit plus
au prêtre, on croit au sorcier et nous avons écrit nos livres surtout à
l'usage des prêtres afin que, devenant de véritables magiciens, ils n'aient
plus à craindre de la part du sorcier une illégale concurrence. L'auteur de ce
livre appartient à la grande famille sacerdotale et ne l'a jamais oublié.
Que les prêtres
redeviennent des hommes de science et qu'ils étonnent un monde dégénéré par la
grandeur du caractère ; qu'ils se mettent au-dessus des petits intérêts et des
petites passions, qu'ils fassent des miracles de philanthropie et le monde sera
à leurs pieds, qu'ils fassent même d'autres miracles, qu'ils guérissent les
malades en les touchant, le zouave Jacob l'a bien fait ; qu'ils apprennent en
un mot à fasciner et ils apprendront à régner.
La fascination joue un
grand rôle dans la médecine, la grande réputation d'un docteur guérit d'avance
ses malades. Une maladresse de M. Nélaton (si l'illustre praticien était
capable d'en faire une) réussirait. Peut-être mieux que toute l'habileté d'un
chirurgien ordinaire. On raconte qu'un médecin célèbre, ayant écrit la formule
d'un emplâtre pour un homme qui souffrait de violentes douleurs, dit à la
garde-malade : Vous allez lui appliquer cela immédiatement sur la poitrine,
et il lui remettait le papier. La bonne femme, qui était plus que simple, crut
que cela signifiait l'ordonnance même et l'appliqua toute chaude à son malade
avec un peu de graine de lin ; le malade se sentit immédiatement soulagé et le
lendemain était guéri.
C'est ainsi que les
grands médecins guérissent nos corps, et c'est de la même manière que les
prêtres accrédités parviennent à guérir nos âmes.
Quand je parle dans ce chapitre d'un commencement de déchéance humaine, je n'entends par là que des phénomènes que je puis observer et je ne conclus pas de l'affaiblissement d'une race à la déchéance de l'espèce entière. Malgré tant de tristes symptômes, j'espère encore un progrès avant la destruction ou plutôt avant la transformation de l'homme. Je crois que le Messianisme viendra d'abord et règnera pendant une longue suite de siècles. J'espère que l'espèce humaine dira son dernier mot autrement qu'elle ne l'a fait dans les civilisations de Ninive, de Tyr, de Babylone, d'Athènes, de Rome et de Paris. Ce qu'on pourrait prendre pour de la décrépitude, j'aime à croire que ce sont les lassitudes de l'enfance. Mais le Messianisme même n'est pas la doctrine de l'Eternité ; il y aura, dit saint Jean, un nouveau ciel et une nouvelle terre. La nouvelle Jérusalem ne viendra que par des peuples nouveaux supérieurs aux hommes d'à présent, puis il y aura des changements encore. Quand notre soleil sera une planète opaque dont nous serons le satellite, qui sait où nous serons alors et sous quelle forme nous vivrons ? Ce qui est certain, c'est que l'être est l'être, c'est qu'il ne sort pas du néant qui n'est pas et d'où par conséquent rien ne peut sortir. C'est qu'il ne retournera pas dans ce néant d'où il n'a pu sortir.
Tout ce qui est, a été,
est et sera. Ehieh ascher Ehieh. אהיה אשר אהיה
Revenons à la
fascination et au moyen de la produire. Ce moyen est tout entier dans la
puissance d'une volonté qui s'exalte sans se raidir et qui persévère avec
calme.
Ne soyez pas fou et
parvenez à croire avec raison que vous êtes quelque chose de grand et de fort ;
les faibles et les petits vous prendront nécessairement pour ce que vous
croyez être. Ce n'est qu'une affaire de patience et de temps.
Nous avons dit qu'il
existe une fascination purement physique qui appartient au magnétisme ;
quelques personnes en sont douées naturellement et on peut se donner la
faculté de l'exercer par l'exaltation graduelle de l'appareil nerveux.
Le célèbre M. Rome, qui
a parfois peut-être exploité en charlatan cette faculté exceptionnelle, la
possède sans pouvoir s'en rendre compte, car il est d'une intelligence très
bornée pour tout ce qui se rattache à la science. Le zouave Jacob est un
fascinateur naïf qui croit à la coopération des esprits. L'habile prestidigitateur
Robert Houdin joint la fascination à la prestesse. Un grand seigneur que nous
connaissons, lui ayant un jour demandé des leçons de magie blanche, Robert
Houdin lui enseigna certaines choses, mais il en réserva d'autres qu'il déclara
ne pouvoir enseigner. Ce sont des choses inexplicables pour moi-même, dit-il,
et qui tiennent à ma nature personnelle ; si je vous les disais, vous
n'en sauriez guère davantage et je ne pourrais jamais vous mettre en état de
les exercer.
C'est pour me servir de
l'expression vulgaire, l'art ou la faculté de jeter de la poudre aux yeux. On
voit que toutes les magies ont leurs arcanes indicibles même la magie blanche
de Robert Houdin.
Nous avons dit que c'est
un acte de haute philanthropie de fasciner les imbéciles pour leur faire
accepter la vérité comme si c'était un mensonge et la justice comme si c'était
la partialité et le privilège de déplacer les égoïsmes et les convoitises en
faisant espérer à ceux qui se sacrifient ici-bas un héritage immense et
exclusif dans le ciel.
Mais nous devons dire
aussi que tous ceux qui se croient dignes de porter le nom d’hommes doivent
tout en respectant l'erreur des enfants et des faibles employer tous les
efforts de leur raison et de leur intelligence pour échapper eux-mêmes à la
fascination.
Il est cruel d'être
désillusionné quand rien ne remplace l'illusion et quand les mirages disparus
et les feux follets éteints laissent l'âme dans les ténèbres.
Il vaut mieux croire des
absurdités que de ne croire à rien ; il vaut mieux encore être une dupe
qu'un cadavre. Mais la sagesse consiste précisément en une science assez
solide et en une foi assez raisonnable pour exclure le doute. Le doute en effet
est le tâtonnement de l'ignorance. Le sage sait certaines choses ; ce qu'il
sait le conduit à supposer l'existence de ce qu'il ne sait pas. Cette
supposition, c'est la foi qui n'a pas moins de certitude que la science quand
elle a pour objet des hypothèses nécessaires et tant qu'elle ne définit pas
témérairement ce qui reste indéfinissable.
Un homme véritablement
homme comprend les prestiges sans les subir ; il croit à la vérité sans
tonnerre ni trompettes et n'a pas plus besoin pour songer à Dieu d'une table de
pierre ou d'une arche, que d'un veau d'or. Il n'a pas même besoin de sentir
qu'il doit être juste, qu'on lui parle d'un grand rémunérateur ou d'un éternel
vengeur. Il en est assez averti par sa conscience et par sa raison. Si on lui
dit que sous peine d'un éternel tourment, il doit admettre que trois font un,
qu'un homme ou un morceau de pain sont un Dieu. Il sait parfaitement à quoi
s'en tenir sur la menace et se garde bien de se moquer du mystère avant d'en
avoir étudié l’origine et d'en connaître la portée ; l'ignorance qui nie lui
paraissant aussi téméraire pour le moins que l'ignorance qui affirme, mais il
ne s'étonne jamais de rien et lorsqu'il s'agit de questions obscures, il ne
prend jamais son parti avec précipitation.
Pour échapper à la
fascination des choses, il ne faut en méconnaître ni les avantages ni les
charmes.
Suivons en cela les
enseignements d'Homère. Ulysse ne se prive pas d'entendre le chant des sirènes,
il prend seulement les mesures les plus efficaces pour que ce plaisir ne le
retarde pas dans son voyage et ne l'entraîne pas à se briser sur les écueils.
Il renverse la coupe de Circé et l'intimide avec son glaive, mais il ne se
refuse pas à des caresses qu'il lui impose au lieu de les acheter ou de les
subir. Détruire la religion parce qu'il existe des superstitions dangereuses, ce
serait supprimer le vin pour échapper aux dangers de l'ivresse et se refuser au
bonheur de l'amour pour en éviter les égarements et les fureurs.
Comme nous l'avons dit,
le dogme a deux faces, l'une de lumière et l'autre d'ombre ; suivons la
lumière et ne cherchons pas à détruire l'ombre, car l'ombre est nécessaire à la
manifestation de la clarté. Jésus a dit que les scandales sont nécessaires et
peut-être, si l'on nous pressait beaucoup, devrions-nous dire qu'il faut des
superstitions. On ne saurait trop insister sur cette vérité trop méconnue de
nos jours, malgré son incontestable évidence, que si tous les hommes doivent
être égaux devant la loi, les intelligences et les volontés ne sont
certainement pas égales.
Le dogme est la grande
épopée universelle de la foi, de l'espérance et de l'amour ; c'est la
poésie des nations, c'est la fleur immortelle du génie de l'humanité, il faut
le cultiver et le conserver tout entier. Il ne faut pas en perdre un mot, il ne
faut en détacher ni un symbole, ni une énigme, ni une image. Un enfant à qui
l'on aurait fait apprendre les fables de La Fontaine et qui aurait cru naïvement
jusqu'à l'âge de sept ans que les fourmis peuvent parler à des cigales,
devrait-il déchirer ou jeter au feu le livre charmant que lui a donné sa mère,
lorsqu'il est assez intelligent enfin pour comprendre qu'on ne peut, sans
imposture et sans folie, prêter des discours raisonnables aux êtres qui ne
parlent pas et qui sont dénués de raison.
Au respect du dogme, il
faut joindre celui de l'autorité, c'est-à-dire de la hiérarchie à laquelle il
faut se soumettre extérieurement quand elle est seulement extérieure et intérieurement
quand elle est réelle. Si la société ou l'Eglise m'a donné pour maître un homme
qui en sait moins que moi, je dois me taire devant lui et agir suivant mes
propres lumières ; mais s'il est plus savant et meilleur que moi, je dois
l'écouter et profiter de ses conseils.
Pour échapper aux
fascinations des hommes et des femmes, n'attachons jamais tout notre cœur aux
individualités changeantes et périssables. Aimons dans les êtres qui passent
les vertus qui sont immortelles et la beauté qui fleurit toujours. Si l'oiseau
que nous aimons s'envole, ne prenons pas pour cela en aversion tous les oiseaux
et si les roses que nous avons cueillies et dont nous aimons à respirer le
parfum se flétrissent entre nos mains, ne croyons pas pour cela que tous les
rosiers sont morts et tous les printemps défleuris. Une rose meurt bien vite
mais la rose est éternelle. Est-ce qu'un musicien doit renoncer à la musique
parce qu'il a brisé son violon ?
Il est des oiseaux dont
la nature est telle qu'ils ne peuvent supporter l'hiver : il leur faut un
printemps éternel et pour eux seuls, le printemps ne cesse jamais sur la terre.
Ce sont les hirondelles et vous savez comment elles font pour que ce prodige
s'accomplisse naturellement en leur faveur. Quand la belle saison finit, elles
s'envolent vers la belle saison qui commence et quand le printemps n'est plus
où elles sont, elles s'en vont où est le printemps.
-- CHAPITRE XIV --
L’INTELLIGENCE NOIRE
Ceux que les initiés ont
droit de nommer les profanes, la vile multitude, c'est-à-dire la foule des
infirmes et des pervers de l'intelligence et du cœur, ceux qui adorent le dieu
d'ombre ou qui croient adorer l’athéisme, tous ces gens-là entendent toujours
sans entendre parce qu'ils sont présomptueux et de mauvaise foi. Le dogme même
qu'on leur présente sous une forme absurde pour leur plaire, ils le comprennent
toujours d'une manière plus absurde encore et plus souvent au rebours même de
sa formule.
Ainsi, lorsqu'ils
répètent machinalement qu'il y a un seul Dieu en trois personnes, examinez-les
bien, et vous verrez qu'ils entendent par là une seule personne en trois
dieux.
Ils ont entendu dire et ils
répètent que Dieu, c'est-à-dire le principe infiniment bon, est partout, mais
ils admettent des espaces ténébreux et immenses où Dieu n'est pas puisqu'on y
souffre la peine du dam, c'est-à-dire la privation de Dieu. Que feriez-vous,
demandait le théologien Thanler à un pauvre homme ou plutôt à un homme pauvre,
car le pauvre homme était le théologien, que feriez-vous si Dieu voulait vous
précipiter dans l'enfer ? – Je l'y entraînerais avec moi, répondit le gueux
sublime, et l'enfer deviendrait le ciel.
Le théologien admira
cette réponse, mais il ne la comprit certainement pas.
– Oui, va se dire un
docteur de la loi, Dieu est dans l'enfer, mais il y est seulement comme
vengeur.
– Dites comme bourreau
et supprimons le diable dont vous n'avez plus besoin ; ce sera toujours autant
de gagné.
Lorsqu'ils parlent de
rédemption, ils comprennent que Dieu ayant, dans un mouvement de colère (non
pas pour des prunes, mais pour une pomme), donné tous ses enfants au diable a
été obligé pour les racheter de souffrir lui-même la mort sans cesser pour cela
d'être l'immuable et l'éternel.
Si vous leur parlez de
Kabbale, ils croiront toujours qu'il s'agit d'un grimoire chiffré qui fait
venir le diable et qui gouverne le monde fantastique des sylphes et des gnomes,
des salamandres et des ondins. S'agit-il de la magie, ils en sont encore à la
baguette et à la coupe de Circé qui change les hommes en pourceaux ; ils
comprendraient volontiers Zoroastre avec Mahomet, et quant à Hermès
Trismégiste, ils pensent que c'est un nom bizarre dont on se sert pour
mystifier les ignorants comme celui de Croquemitaine pour faire peur aux
enfants.
L'ignorance a son
orthodoxie comme la foi, et l'on est hérétique devant les faux savants
lorsqu'on connaît des choses qu'ils ignorent. Parce qu'il n'y a pas de vérités
nouvelles, les sages de ce monde appuient leur autorité sur la vétusté de
l'erreur.
On sait d'ailleurs que
les erreurs reçues étayent presque toujours les positions faites. C’est
ainsi que tu réponds au souverain pontife ! s'écrie un valet en
souffletant Jésus qui venait de parler avec une fermeté respectueuse. Comment,
homme de rien, c'est l'autorité qui prouve son ignorance en t'accusant et tu
prétends savoir ce qu'elle ignore ? Le pontife se trompe et tu t'en aperçois ?
Il déraisonne et tu te permets d'avoir raison ?
Napoléon Ier détestait
les idéologues parce qu'il était lui-même le plus grand idéologue du monde. Il
voulait faire de la dynamique sans résistance, aussi la force de résistance lui
manqua-t-elle quand la force d'impulsion agressive qui avait été si longtemps
la sienne se tourna tout à coup contre lui.
Depuis les origines de
l'histoire, nous voyons que c'est toujours le mensonge qui règne sur la terre ;
il est vrai aussi que la vérité gouverne à grands coups de désastres et de
fléaux. Cruelle et inflexible vérité ! Etonnons-nous encore de ce que les
hommes ne l'aiment pas. Elle brise tour à tour les illusions des rois et des
peuples, et si elle a parfois quelques ministres dévoués, elle les expose et
les abandonne à la croix, au bûcher, à l'échafaud : Heureux toutefois ceux qui
meurent pour elle ! Mais plus sages seront toujours ceux qui la servent
assez habilement pour ne pas se briser inutilement contre le piédestal du
martyre. Rabelais a été certes un plus grand philosophe que Socrate lorsqu'il
sut en se cachant lui-même derrière le masque d'Aristophane échapper à la race
toujours vivante des Anitus et des Melitus.
Galilée, dont le nom
seul voue le tribunal de la sainte Inquisition à une éternelle risée, fut assez
homme d'esprit pour ne braver ni la torture ni les cachots. Les correspondances
du temps nous le montrent prisonnier dans un palais, buvant avec les
inquisiteurs et signant inter pocula son acte ironique d'abjuration,
loin de dire en frappant la terre du pied et en serrant les poings : Pur si
muove. On dit qu'il ajouta : Oui, j'affirme sur votre parole que la
terre est immobile et j'ajouterai, si vous le voulez, que les cieux sont de
verre et plût à Dieu que vos fronts fussent de même, ils laisseraient passer la
lumière ; Rabelais eut terminé en disant : Et beuvons frais !
Mourir pour prouver à des fous que deux et deux font quatre, ne serait-ce pas le plus ridicule des suicides ? Un théorème démontré ne pouvant plus être nié, l'abjuration d'une vérité mathématique devient évidemment une farce et une grimace dont le ridicule retombe sur ceux qui peuvent sérieusement l'exiger au nom d'une autorité prétendue infaillible. Galilée montant au bûcher pour protester contre l'Eglise eut été un hérésiarque. Galilée abjurant comme catholique ce qu'il avait démontré comme savant a tué le catholicisme du Moyen-Age.
Quelqu'un présentait un
jour à l'auteur de ce livre un article du Syllabus en lui disant
: Tenez, voici la condamnation formelle de vos doctrines. Si vous êtes
catholique, admettez cela et brûlez vos livres ; si vous persistez au contraire
dans ce que vous avez enseigné, ne nous parlez plus de votre catholicité.
L'article du Syllabus est le septième de la section seconde et les doctrines qu'il condamne sont celles-ci :
« Les prophéties et
les miracles exposés et racontés dans les saintes écritures sont des fictions
poétiques et les mystères de la foi chrétienne sont le résumé d'investigations
philosophiques ; dans les livres des deux testaments sont contenues des
inventions mystiques et Jésus lui-même est un mythe. » J'étonnai beaucoup
celui qui croyait me confondre en lui disant que telles n'étaient pas mes
doctrines : Voici, lui dis-je, ce que j'enseigne ou plutôt ce que
l'Eglise, la science et moi nous reconnaissons.
« Les prophéties et
les miracles exposés et racontés dans l’Ecriture le sont sous une forme
poétique particulière au génie des Orientaux. Les mystères de la foi
chrétienne sont confirmés et expliqués, quant à l'expression, par les investigations
philosophiques. Dans les livres des deux testaments sont contenues des
paraboles et Jésus lui-même a été le sujet d'un grand nombre de paraboles et de
légendes. » Je soumets sans crainte ces propositions au Pape et au futur
Concile. Je suis bien assuré d'avance qu'ils ne les condamneront pas.
Ce que l'Eglise ne veut pas et qu'elle a mille fois raison de ne pas vouloir, c'est qu'on affecte de la contredire, et en effet son infaillibilité étant nécessaire au maintien de la paix dans le monde chrétien, il faut que cette infaillibilité lui soit conservée à tout prix. Ainsi elle dirait que deux et deux font trois, je me garderais bien d'avouer qu'elle se trompe. Je chercherais comment et de quelle manière deux et deux peuvent faire trois et je chercherai afin de trouver, soyez en sûr. Comme par exemple ceci : deux pommes et deux moitiés de pommes font trois pommes. Quand l'Eglise semble émettre une absurdité, c'est tout simplement une énigme qu'elle propose pour éprouver la foi de ses fidèles.
Ce sera certes un grand
et émouvant spectacle que celui de ce prochain concile général où la reine du
vieux monde s'enveloppant dans sa pourpre déchirée s'affirmera plus souveraine
que jamais au moment de tomber du trône et proclamera ses droits augmentés de
prétentions nouvelles en face d'une spoliation imminente. Les évêques seront
grands alors comme ces marins du Vengeur qui, sur un vaisseau prêt à
sombrer, s'irritaient au lieu de se rendre et tiraient leur dernière bordée en
clouant leur pavillon au dernier tronçon de leur grand mât.
Ils savent bien
d'ailleurs qu'une transaction les perdrait à jamais et que la flamme des autels
s'éteindrait le jour même où les autels cesseraient d'être dans l'ombre. Quand
le voile du temple se déchire, les dieux s'en vont et ils reviennent quand de
nouvelles broderies dogmatiques ont épaissi un nouveau voile.
La nuit recule sans
cesse devant le jour, mais c'est pour envahir de l'autre côté de l'hémisphère
les régions que le soleil abandonne. Il faut des ténèbres, il faut des mystères
impénétrables à cette intelligence noire qui croit à l'absurde et contrebalance
le despotisme de la raison bornée par les audaces incommensurables de la foi.
Le jour circonscrit les horizons et fait voir les limites du monde ;
c'est la nuit surtout, la nuit sans bornes avec son immense brouillard
d'étoiles qui nous fait concevoir le sentiment de l'infini.
Etudiez l'enfant, c'est
l'homme sortant des mains de la nature pour parler le langage de Rousseau et
voyez quelles sont les dispositions de son esprit. Les réalités l'ennuient, les
fictions l'exaltent, il comprend tout, excepté les mathématiques, il croit
plutôt aux fables qu'à l'histoire. C'est qu'il y a de l'infini dans le premier
sourire de la vie, c'est que l'avenir nous apparaît si merveilleux au début de
l'existence qu'on rêve naturellement de géants et de fées au milieu de tant de
miracles. C'est que le sens poétique, le plus divin des sens de l'homme, lui
présente tout d'abord le monde comme un nuage du ciel. Ce sens est une douce folie
souvent plus sage que la raison, si je puis parler de la sorte parce que notre
raison à nous a toujours pour étroites limites les barrières que la science
essaie lentement de reculer tandis que la poésie saute les yeux fermés dans
l'infini et y jette à profusion toutes les étoiles de nos rêves.
L'œuvre de l'Eglise est
de contenir dans de justes limites les croyances de la folle enfantine. Les
fous sont des croyants indisciplinés et les croyants fidèles sont des fous qui
reconnaissent l'autorité de la sagesse représentée par la hiérarchie.
Que la hiérarchie
devienne réelle, que les conducteurs des aveugles ne soient plus des aveugles
eux-mêmes et l'Eglise sauvera la société en reprenant elle-même pour ne plus
les perdre jamais ses grandes vertus et sa puissance.
La science elle-même a
besoin de la nuit pour observer la multitude des astres. Le soleil nous cache
les soleils, la nuit nous les montre et ils semblent fleurir dans le ciel
obscur comme les inspirations surhumaines apparaissent dans les ténèbres de la
foi. Les ailes des anges se montrent blanches pendant la nuit ; pendant le
jour, elles sont noires.
Le dogme n'est pas
déraisonnable, il est extra-raisonnable ou supra-raisonnable et a toujours
résumé les plus hautes aspirations de la philosophie occulte. Lisez l'histoire
des conciles ; vous verrez toujours dans les tendances des hérésiarques
une apparence de progrès et de raison. L'Eglise semble toujours affirmer
l'absurde et donner gain de cause à l'intelligence noire. Ainsi quand Arius croit
sauvegarder l'unité divine en imaginant une substance analogue mais supérieure
à celle de Dieu. (La substance de Dieu, qui est immatériel et infini !)
L'Eglise à Nicée proclame l'unité de substance analogue à l'unité de Dieu.
Quand on veut faire de Jésus-Christ un personnage hybride composé d'une
personne divine et d'une personne humaine. L'Eglise repousse cet alliage du
fini et de l'infini et déclare qu'il ne peut y avoir qu'une personne en
Jésus-Christ. Quand Pélage exagérant chez l'homme l'orgueil et les obligations
du libre arbitre voue d'une manière irrémédiable la masse des pécheurs à
l'enfer. L'Eglise affirme la grâce qui opère le salut des injustes et qui par
les vertus de l'élection supplée à l'insuffisance des hommes. Les prérogatives
accordées à la vierge, mère de Dieu, indignent les prud’hommes protestants et
ils ne voient pas que dans cette adorable personnification, c'est l'humanité
qu'on arrache aux souillures du péché originel, c'est la génération qu'on réhabilite.
Celte femme qu'on relève, c'est la mère qu'on glorifie : Credo in unam
sanctam catholicam et apostolicam ecclesiam.
Le dogme catholique,
c'est-à-dire universel, ressemble à cette nuée qui précédait les Israélites
dans le désert, obscure pendant le jour et lumineuse pendant la nuit. Le dogme
est le scandale des faux sages et la lumière des ignorants. La nuée au passage
de la mer Rouge se plaça, dit l'Exode, entre les Hébreux et les Egyptiens,
splendide pour Israël et ténébreuse pour l'Egypte ; il en a été toujours ainsi
pour le dogme universel que les seuls initiés doivent comprendre. Il est à la
fois ombre et clarté. Pour supprimer l'ombre des Pyramides, il faudrait abattre
les Pyramides ; il en est de même des obscurités du dogme éternel. On dit et
l'on répète tous les jours que la réconciliation est impossible entre la
religion et la science. On se trompe de mot, ce n'est pas conciliation, c'est
fusion ou confusion qu'il faut dire. Si jusqu'à présent la science et la foi
ont paru inconciliables, c'est qu'on a toujours essayé en vain de les mêler
ensemble et de les confondre. Il n'y a qu'un moyen de les concilier, c'est de
les distinguer et de les séparer l'une de l'autre d'une manière complète et
absolue. Consulter le Pape lorsqu'il s'agit de la démonstration d'un théorème,
soumettre à un mathématicien une distinction théologique, ce seraient deux
absurdités équivalentes. L'immaculée conception de la Vierge n'est pas une
question d'embryologie, et la table des logarithmes n'a rien de commun avec les
tables de la Loi. La science est forcée d'admettre ce qui est démontré et la
foi, quand elle est réglée par une autorité qu'il est raisonnable et même
nécessaire d'admettre, ne peut rien rejeter de ce qui est article de foi. La
science ne démontrera jamais que Dieu et l'âme n'existent pas et l'Eglise a été
forcée de se dédire devant la démonstration des systèmes de Copernic et de
Galilée. Cela prouve-t-il qu'elle peut se tromper en matière de foi ? Non, mais
qu'elle doit rester dans son domaine. Elle-même ne prétend pas que Dieu lui
ait révélé les théorèmes de la science universelle.
Ce qui peut être observé
par la science, ce sont les phénomènes que produit la foi, et elle peut alors
suivant la parole de Jésus-Christ lui-même, juger de l'arbre par les fruits. Il
est évident qu'une croyance qui ne rend pas les hommes meilleurs, qui n'élève
pas leurs pensées, qui n'agrandit pas leur volonté uniquement dans le bien, le
beau et le juste est une croyance mauvaise ou pervertie. Le Judaïsme de Moïse
et de la Bible a fait le grand peuple de Salomon et des Macchabées. La juiverie
des Rabbins et du dernier Talmud a fait les usuriers sordides qui empoisonnent
le Ghetto.
Le Catholicisme a aussi
son Talmud corrompu : c'est le fatras insensé des théologiens et des
casuistes, c'est la jurisprudence des inquisiteurs, c'est le mysticisme
nauséabond des capucins et des béates. Sur ces doctrines anti‑chrétiennes
et impures s'appuient des intérêts matériels et honteux. C'est contre cela
qu'il faut protester de toutes les manières et non contre la majesté des
dogmes.
Dès les premiers
siècles, quand la religion fut protégée et souillée par l'Empire, des chrétiens
que l'Eglise appellent des saints mirent le désert entre eux et ses autels. Ils
l'aimaient pourtant de toute leur âme, mais ils allaient prier et pleurer loin
d'elle. Celui qui écrit ce livre est un catholique du désert.
La Thébaïde n'a rien
d'affreux, toutefois, et il a toujours préféré l'abbaye de Thélème, fondée par
Rabelais, à l’ermitage de saint Antoine. L'humanité n'a plus besoin d'ascètes,
il lui faut des sages et des travailleurs qui vivent avec elle et pour
elle ; le salut est de nos jours à ce prix-là.
Il y a dans la Kabbale
de Rabbi Schiméon ben Jochaï un Dieu blanc et un Dieu noir ; il y a dans
la nature des hommes noirs et des hommes blancs et il y a aussi dans la philosophie
occulte une intelligence blanche et une intelligence noire.
Pour avoir la science de
la lumière, il faut savoir calculer l'intensité et la direction de l'ombre. Les
peintres les plus savants sont ceux qui ont l'intelligence du clair-obscur.
Pour bien enseigner, il
faut savoir se mettre à la place de ceux qui comprennent mal.
L'intelligence noire,
c'est la divination des mystères de la nuit, c'est le sentiment de la réalité
des formes de l'invisible.
C'est la croyance à la
possibilité vague. C’est la lumière dans le rêve. Pendant la nuit, tous les
êtres sont comme des aveugles, excepté ceux qui, comme le hibou, le chat et le
lynx ont du phosphore dans les yeux. Pendant la nuit, le hibou dévore les oiseaux
sans défense ; ayons des yeux de lynx pour faire la guerre aux hiboux, mais
n'incendions pas les forêts sous prétexte d'éclairer les oiseaux.
Respectons les mystères
de l'ombre tout en gardant notre lampe allumée et sachons même entourer notre
lampe d'un voile pour ne pas attirer les insectes qui pendant la nuit aiment à
boire le sang de l'homme.
-- CHAPITRE XV
--
LE GRAND ARCANE
Le grand arcane,
l'arcane indicible, l'arcane dangereux, l'arcane incompréhensible peut se
formuler définitivement ainsi :
C'est la divinité de
l'homme.
Il est indicible parce
que dès qu'on veut le dire, son expression est un mensonge et le plus
monstrueux des mensonges.
En effet, l'homme n'est
pas Dieu. Et pourtant la plus hardie, la plus obscure à la fois et la plus
splendide des religions nous dit d'adorer l'homme-Dieu.
Jésus-Christ, qu'elle
déclare vrai homme, homme complet, homme fini, homme mortel comme nous, est en
même temps complètement Dieu et la théologie ose proclamer la communication
des idiomes, c'est-à-dire l'adoration adressée à la chair. L'Eternité affirmée
quand il s'agit de celui qui meurt, l'impassibilité de celui qui souffre,
l'immensité de celui qui se transfigure, le fini prenant la virtualité de
l'infini, le Dieu homme enfin qui offre à tous les hommes de les faire Dieu.
Le serpent avait
dit : Eritis sicut dii. Jésus-Christ écrasant la tête du serpent
sous le pied charmant de sa mère ose dire : Eritis non sicut dii, non sicut
Deus, sed eritis Deus !
Vous serez Dieu, car
Dieu est mon père, mon père et moi ne sommes qu'un et je veux que vous et moi
ne soyons qu'un : ut omnes unum sint sicut ego et pater unum sumus.
J'ai vieilli et j'ai
blanchi sur les livres les plus inconnus et les plus redoutables de l'occultisme,
mes cheveux sont tombés, ma barbe s'est allongée comme celle des pères du
désert ; j'ai cherché et j'ai trouvé la clef des symboles de Zoroastre ; j'ai
pénétré dans les cryptes de Manès, j'ai surpris le secret d'Hermès oubliant de
me dérober un coin du voile qui cache éternellement le Grand Œuvre ; je sais ce
que le sphinx colossal qui s'est enfoncé lentement dans le sable en contemplant
les pyramides. J'ai pénétré les énigmes des Brahmes. Je sais quels mystères
Schiméon ben Jochaï ensevelissait avec lui pendant douze années dans le sable
; les clavicules perdues de Salomon me sont apparues resplendissantes de
lumière et j'ai lu couramment dans les livres que Méphistophélès lui-même ne
savait pas traduire à Faust. Eh bien nulle part, ni dans la Perse, ni dans
l'Inde, ni parmi les palimpsestes de l'antique Egypte, ni dans les grimoires
maudits soustraits aux bûchers du Moyen-Age, je n'ai trouvé un livre plus
profond, plus révélateur, plus lumineux dans ses mystères, plus effrayant dans
ses révélations splendides, plus certain dans ses prophéties, plus profond
scrutateur des abîmes de l'homme et des ténèbres immenses de Dieu, plus grand,
plus vrai, plus simple, plus terrible et plus doux que l'Evangile de
Jésus-Christ.
Quel livre a été plus
lu, plus admiré, plus calomnié, plus travesti, plus glorifié, plus tourmenté et
plus ignoré que celui-là ? Il est comme un miel dans la bouche des sages
et comme un poison violent dans les entrailles du monde : La Révolution le
réalise en voulant le combattre ; Proud'hon se tord pour le vomir ; il est
invincible comme la vérité et insaisissable comme le mensonge. Dire que Dieu
est un homme, quel blasphème, ô Israël, et vous Chrétiens, quelle folie. Dire
que l'homme peut se faire Dieu, quel paradoxe abominable ! A la croix le
profanateur de l'arcane, au bûcher les initiateurs, Christianos ad Leonem !
Les chrétiens ont usé les lions, et le monde tout entier conquis par le martyre aux ténèbres du grand arcane s'est trouvé tâtonnant comme Œdipe devant la solution du dernier problème : celui de l'homme-Dieu.
L'homme Dieu est une
vérité, s'est alors écriée une voix, mais il doit être unique sur la terre
comme au ciel. L'homme Dieu, l'infaillible, le tout-puissant, c'est le Pape ;
et au bas de cette proclamation qui a été écrite et répétée sous toutes les
formes, on peut lire des noms parmi lesquels figure Alexandre Borgia.
L'homme Dieu, c'est
l'homme libre, a dit ensuite la Réforme dont le cri qu'on a voulu refouler dans
la bouche des Protestants s'est terminé par le rugissement de la révolution. Le
mot terrible de l'énigme était prononcé, mais il devenait une énigme plus
formidable encore. Qu'est-ce que la vérité ? avait dit Pilate en
condamnant Jésus-Christ. Qu'est-ce que la liberté ? disent les Pilates
modernes, en se lavant les mains dans le sang des nations.
Demandez aux
révolutionnaires, depuis Mirabeau jusqu'à Garibaldi, ce que c'est que la
liberté, et ils ne parviendront jamais à s'entendre.
Pour Robespierre et
Marat, c'est un couperet adapté à un niveau ; pour Garibaldi, c'est une
chemise rouge et un sabre.
Pour les idéologues,
c'est la déclaration des droits de l'homme, mais de quel homme s'agit-il ?
L'homme du bagne est-il supprimé parce que la société l’enchaîne ?
L'homme a-t-il des
droits simplement parce qu'il est homme ou seulement lorsqu'il est juste ?
La liberté pour les
profanes multitudes, c'est l'affirmation absolue du droit, le droit semblant
toujours entraîner avec lui la contrainte et la servitude.
Si la liberté est
seulement le droit de bien faire, elle se confond avec le devoir et ne se
distingue plus guère de la vertu.
Tout ce que le monde a
vu et expérimenté jusqu'à présent ne nous donne pas la solution du problème
posé par la magie et par l'évangile : le grand Arcane de l'homme-dieu.
L'homme Dieu n'a ni
droits ni devoirs, il a la science, la volonté et la puissance.
Il est plus que libre,
il est maître, il ne commande pas, il fait faire ; il n'obéit pas parce
que personne ne peut rien lui commander. Ce que d'autres appellent le devoir,
il le nomme son bon plaisir, il fait le bien parce qu'il le veut et ne saurait
vouloir autre chose, il coopère librement à toute justice et le sacrifice est
pour lui le luxe de la vie morale et la magnificence du cœur. Il est implacable
pour le mal parce qu'il est sans haine pour le méchant. Il regarde comme un
bienfait le châtiment réparateur et ne comprend pas la vengeance.
Tel est l'homme qui a su
parvenir au point central de l'équilibre et on peut sans blasphème et sans
folie l'appeler l'homme Dieu parce que son âme s'est identifiée avec le
principe éternel de la vérité et de la justice.
La liberté de l'homme
parfait est la loi divine elle-même, elle plane au-dessus de toutes les lois
humaines et de toutes les obligations conventionnelles des cultes. La loi est
faite pour l'homme, disait le Christ, et non pas l'homme pour la loi. Le fils
de l'homme est le maître du sabbat : c'est-à-dire que la prescription
d'observer le sabbat, imposé par Moïse sous peine de mort, n'oblige l'homme
qu'autant que cela peut lui être utile puisqu'il est en définitive le souverain
maître. Tout m'est permis, disait saint Paul, mais tout n'est pas expédient, ce
qui veut dire que nous avons le droit de faire tout ce qui ne nuit ni à nous ni
aux autres et que notre liberté n'est limitée que par les avertissements de
notre conscience et de notre raison.
L'homme sage n'a jamais
de scrupules, il agit raisonnablement et ne fait jamais que ce qu'il
veut ; c'est ainsi que dans sa sphère, il peut tout et qu'il est
impeccable. Qui natus est ex Deo non peccat, dit saint Paul parce que
ses erreurs étant involontaires ne sauraient lui être imputées.
C'est vers cette souveraine indépendance que l'âme humaine doit s'avancer à travers les difficultés du progrès. C'est là véritablement le grand arcane de l'occultisme, car c’est ainsi que se réalise la promesse mystérieuse du serpent : vous serez comme des dieux connaissant le bien et le mal.
C'est ainsi que le
serpent édénique se transfigure et devient le serpent d'airain guérisseur de
toutes les blessures de l'humanité. Jésus-Christ lui-même a été comparé par
les pères de l'Eglise à ce serpent car il a pris, disent-ils, la forme du péché
pour changer l'abondance de l'iniquité en surabondance de justice.
Ici nous parlons sans
détours et nous montrons la vérité sans voiles et pourtant nous ne craignons
pas qu'on nous accuse avec raison d'être un révélateur téméraire. Ceux qui ne
doivent pas comprendre ces pages ne les comprendront pas, car pour les regards
trop faibles, la vérité qu'on montre nue se fait un voile de sa lumière et se
cache dans l'éclat de sa propre splendeur.
-- CHAPITRE XVI --
L’AGONIE DE SALOMON
La foi est une puissance
de la jeunesse et le doute est un symptôme de décrépitude.
Le jeune homme qui ne
croit à rien ressemble à un avorton qui aurait des rides et des cheveux
blancs.
Quand l'esprit
s'affaiblit, quand le cœur s'éteint, on doute de la vérité et de l'amour. Quand
les yeux se troublent, on croit que le soleil n'éclaire plus et l'on en vient à
douter même de la vie parce qu'on sent par avance les approches froides de la
mort.
Voyez les enfants, quel
rayonnement dans leurs yeux, quelle croyance immense à la lumière, au bonheur,
à l'infaillibilité de leur mère, aux dogmes de leur nourrice ! Quelle
mythologie que leurs inventions. Quelle âme ils prêtent à leurs jouets et à
leurs poupées ! Quel paradis que leurs regards ! Oh les beaux anges bien
aimés ! Les miroirs de Dieu sur la terre, ce sont les yeux des petits
enfants. Le jeune homme croit à l'amour, c'est l'âge du cantique des cantiques,
l'homme mûr croit aux richesses, aux triomphes et même parfois à la sagesse.
Salomon touchait à l'âge mûr lorsqu'il écrivit son livre des Proverbes.
Puis l'homme cesse
d'être aimable et il proclame la vanité de l'amour, il se blase et ne croit
plus aux jouissances que donnent les richesses ; les erreurs et les abus de la
gloire le dégoûtent même des succès. Son enthousiasme s'épuise, sa générosité
s'use, il devient égoïste et défiant, alors il doute même de la science et de
la sagesse et Salomon écrit son triste livre de l'Ecclésiaste.
Que reste-t-il alors du
beau jeune homme qui écrivait : Ma bien aimée est unique entre les belles,
l'amour est plus invincible que la mort et celui qui donnerait pour un peu
d'amour toute sa fortune et toute sa vie l'aurait encore acheté pour rien ?...
Hélas, lisez maintenant ceci dans l'Ecclésiaste :
« J'ai trouvé un
homme sur mille et sur toutes les femmes, pas une. J'ai considéré toutes les
erreurs des hommes et j'ai trouvé que la femme est plus amère que la mort. Ses
charmes sont les filets du chasseur et ses faibles bras sont des chaînes. »
Salomon, vous avez vieilli.
Ce prince avait surpassé
en magnificence tous les monarques de l'Orient, il avait bâti le temple qui
était une merveille du monde et qui devait, suivant le rêve des Juifs, devenir
le centre de la civilisation asiatique. Ses vaisseaux se croisaient avec ceux
d'Hiram, roi de Tyr. Les richesses de tous les peuples affluaient à Jérusalem.
Il passait pour le plus sage des hommes et il était le plus puissant des rois.
Il s'était initié à la science des sanctuaires et l'avait résumée dans une
vaste encyclopédie, il était allié par de nombreux mariages à toutes les
puissances de l’Orient. Il se crut alors le maître absolu du monde et crut
qu'il était temps de réaliser la synthèse de tous les cultes. Il voulut grouper
autour du centre inaccessible où l'on adorait l'abstraite unité de Jéhovah les
incarnations brillantes de la divinité dans les nombres et dans les formes. Il
voulait que la Judée ne fut plus inaccessible aux arts et qu'il fut permis au
ciseau du statuaire de créer des Dieux.
Le temple de Jehovah
était unique comme le soleil et Salomon voulut compléter son univers en donnant
à ce soleil toute une cour de planètes et de satellites ; il fit donc bâtir des
temples sur les montagnes qui entouraient Jérusalem. Dieu manifesté dans les
phénomènes du temps, il fut adoré sous le nom de Saturne ou de Moloch. Salomon
conserva tout le symbolisme de cette grande image et supprima seulement les
sacrifices d'enfants et les victimes humaines ; il inaugura autour de l'autel
de Vénus ou d'Astarté les fêtes de la beauté, de la jeunesse et de l'amour, ce
triple sourire de Dieu qui rassure et console la terre.
S'il eût réussi, la
gloire et la puissance de Jérusalem eussent fait avorter celle de Rome et le
Christianisme n'aurait pas eu sa raison d'être. Salomon devenait le messie
promis aux Hébreux. Mais le fanatisme rabbinique s'alarma. Les vieux sages qui
entouraient le fils de Bethsabée furent suspects d'apostasie. Les jeunes
scribes et la tourbe remuante des lévites parvinrent à circonvenir la jeunesse
de Roboam, fils de Salomon, et le vieux roi sentit un jour avec épouvante que
son héritier ne continuerait pas son œuvre. Le doute alors entra dans son cœur
et avec le doute une profonde désespérance. C'est alors qu'il écrivit :
« J'ai fait des travaux immenses et je vais laisser tout à un héritier qui
sera peut-être un insensé. Tout n'est que vanité sous le soleil et tout semble
tourner dans un cercle fatal ; le juste ici-bas n'est pas plus heureux que
l'impie et c'est une vanité que de se livrer à l'étude car en augmentant sa
science, on augmente ses chagrins. L'homme meurt comme la bête et personne ne
sait si l'esprit des hommes monte en haut ou si celui des bêtes descend en bas.
L'homme trop sage tombe dans la stupeur et personne ne sait s'il est digne
d'amour ou de haine. Vivons donc au jour le jour et attendons que Dieu nous
juge. » « Malheur, dit-il encore en songeant amèrement à son fils, malheur
à la nation dont le prince n'est qu'un enfant. » Ces tristesses infinies d'une
grande âme isolée sur le faîte de la puissance et qui sent à la fois la terre
et les ailes lui manquer rappellent les plaintes de Job et le cri de Jésus sur
le Calvaire : Eli, Eli, Lamma Sabchtani.
Au lieu d'avoir créé
l'unité du monde avec Jérusalem pour centre, Salomon sentait que son propre
royaume allait violemment se déchirer. Le peuple remuait et voulait des
réformes que depuis longtemps peut-être on lui avait promises ; le temple
était fini et les impôts exceptionnels qui avaient pour objet ou pour prétexte
la construction du temple n'avaient pas été diminués.
Un agitateur nommé
Jéroboam se faisait un parti dans les provinces. Roboam devenu l'instrument
aveugle des prétendus conservateurs jetait presque publiquement au feu les
livres philosophiques de son père qui ne se trouvèrent plus après la mort de
Salomon, et le vieux maître des esprits, délaissé par tous ceux qu'il aimait,
ressemblait à ce roi de Thulé de la ballade allemande qui pleure en silence
dans sa coupe et boit un vin mêlé de larmes. C'est alors qu'il maudit la joie
en lui disant : Pourquoi m'as-tu trompé ? C'est alors qu'il écrit :
« Mieux vaut aller dans la maison des pleurs que dans la maison du
rire. » – Mais pourquoi ? Il ne le dit pas. Plus tard, une sagesse plus
grande que la sienne, venue pour essuyer toutes les larmes, devait s'écrier :
Vous êtes heureux, vous qui pleurez, parce que vous rirez un jour. Ainsi, c'est
le rire et le bonheur que Jésus est venu promettre aux hommes. Saint Paul, son
apôtre, écrivait à ses disciples : Soyez toujours en joie (Semper
gaudite).
Le sage pleure quand il
est heureux et sourit bravement quand il souffre. Les anciens pères de l'Eglise
combattaient un huitième péché capital et ils le nommaient la tristesse.
Salomon connaissait, dit‑on,
la vertu secrète des pierreries et les propriétés des plantes, mais il est un
secret qu'il ignorait, puisqu'il a écrit l'Ecclésiaste, un secret de bonheur et
de vie, un secret qui chasse l'ennui en éternisant le bonheur et
l'espérance : LE SECRET DE NE PAS VIEILLIR !
Existe-t-il un secret
semblable ? Est-il des hommes qui ne vieillissent jamais ? L'élixir de Flamel
est-il une réalité ? Et faut-il croire, comme le disent les amis trop passionnés
du merveilleux, que le célèbre alchimiste de la rue des Ecrivains a trompé la
mort et que, sous un autre nom, il vit encore avec sa femme Pernelle dans une
riche solitude du nouveau monde ?
Non, nous ne croyons pas
à l'immortalité de l'homme sur la terre. Mais nous croyons et nous savons que
l'homme peut se préserver de vieillir.
On peut mourir lorsqu'on
a vécu un siècle ou près d'un siècle ; il est temps alors pour l'âme toujours
de quitter son vêtement qui n'est plus de mode ; il est temps non pas de mourir,
car nous l'avons déjà dit, nous ne croyons pas à la mort, mais d'aspirer à une
seconde naissance et de commencer une vie nouvelle.
Mais jusqu'au dernier
soupir, on peut conserver les joies naïves de l'enfance, les poétiques extases
du jeune homme, les enthousiasmes de l'âge mûr. On peut s'enivrer jusqu'à la
fin de fleurs, de beauté et de sourires, on peut ressaisir sans cesse ce qui
est passé et retrouver toujours ce qu'on a perdu. On peut trouver une éternité
réelle dans le beau rêve de la vie.
Que faut-il faire pour
cela ? allez-vous sûrement me demander. Lisez attentivement et méditez
sérieusement, je vais vous le dire :
Il faut s'oublier soi
même et vivre uniquement pour les autres.
Quand Jésus a dit : Si
quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à lui-même, qu'il porte sa croix
et qu'il me suive, a-t-il prétendu qu'on allait s'ensevelir dans une solitude,
lui qui a toujours vécu parmi les hommes embrassant et bénissant les petits
enfants, relevant les femmes tombées dont il ne dédaigne ni les caresses ni les
larmes, mangeant et buvant avec les parias du pharisaïsme jusqu'à faire dire
de lui : Cet homme est un glouton et un buveur de vin ; aimant tendrement St
Jean et la famille de Lazare, supportant St Pierre, guérissant les malades et
nourrissant les multitudes dont il multiplie les ressources par les miracles de
la charité. En quoi cette vie ressemble-t-elle à celle d'un trappiste ou d'un
Stylite, et comment l'auteur d'un traité célèbre qui préconise l'isolement et
la concentration en soi-même a-t-il osé appeler un pareil traité L'imitation
de Jésus-Christ ?
Vivre dans les autres,
avec les autres et pour les autres, voilà le secret de la charité et c'est
celui de la vie éternelle. C'est aussi celui de l'éternelle jeunesse. Si vous
ne devenez pas semblables aux enfants, disait le maître, vous n'entrerez pas
dans le royaume des cieux.
Aimer, c'est vivre dans
ceux qu'on aime, c'est penser leurs pensées, deviner leurs désirs, partager
leurs affections ; plus on aime, plus on augmente sa propre vie. L'homme qui
aime n'est plus seul et son existence se multiplie ; il s'appelle famille,
patrie, humanité. Il bégaie et joue avec les enfants, se passionne avec la
jeunesse, raisonne avec l'âge mûr et tend la main à la vieillesse.
Salomon n'aimait plus lorsqu'il écrivit l'Ecclésiaste et il était tombé dans l'aveuglement de l'esprit par la décrépitude du cœur. Ce livre est l'agonie d'un esprit sublime qui va s'éteindre faute d'être alimenté par l'amour. Il est triste comme le génie solitaire de Chateaubriand, comme les poésies du dix-neuvième siècle. Et pourtant le dix-neuvième siècle a produit Victor Hugo, qui est la preuve vivante des choses que je viens d'avancer. Cet homme égoïste d'abord, a été vieux dans sa jeunesse, puis quand ses cheveux ont blanchi, il a compris l'amour et il est redevenu jeune. Comme il adore les enfants ! Comme il respire toutes les sèves et toutes les divines folies de la jeunesse ! Quel grand panthéisme d'amour que ses dernières poésies ! Comme il comprend le rire et les larmes ! Il a la foi universelle de Goethe et l'immensité philosophique de Spinosa. Il est Rabelais et Shakespeare. – Victor Hugo, vous êtes un grand magicien sans le savoir et vous avez trouvé mieux que le pauvre Salomon l'arcane de la vie éternelle !
-- CHAPITRE XVII --
LE MAGNÉTISME DU BIEN
On dit, et l'on répète
tous les jours, que les gens de bien sont malheureux en ce monde tandis que les
méchants prospèrent et sont heureux. C'est un stupide et abominable mensonge.
Ce mensonge vient de
l'erreur vulgaire qui confond la richesse avec le bonheur ; comme si l'on
pouvait dire sans folie que Tibère, Caligula, Néron, Vitellius ont été
heureux ; ils étaient riches pourtant, et de plus ils étaient les maîtres
du monde et pourtant leur cœur était sans repos, leurs nuits sans sommeil, et
leur conscience était fouettée par les furies.
Est-ce qu'un pourceau
deviendrait un homme quand même on lui servirait des truffes dans une auge
d'or.
Le bonheur est en
nous ; il n'est pas dans nos écuelles et Malfilâtre mourant de faim eût
mérité sa destinée s'il eût regretté alors de n'être pas un pourceau à
l'engrais.
Lequel est le plus
heureux de Socrate ou de Trimalcyon ? (Ce personnage de Petrove est la
caricature de Claude.) Trimalcyon serait mort d'une indigestion si on ne l'eût
pas empoisonné.
Il est des gens de bien
qui souffrent la pauvreté et même la misère, je n'en disconviens pas, mais
souvent c'est par leur faute, et souvent aussi, c'est leur pauvreté même qui
conserve leur honnêteté. La richesse peut-être les corromprait et les perdrait.
Il ne faut pas considérer comme véritables gens de bien ceux qui appartiennent
à la foule des sots, des courages médiocres et des volontés molles, ceux qui
obéissent aux lois par crainte ou par faiblesse, les dévots qui ont peur du
diable et les pauvres diables qui ont peur de Dieu. Tous ces gens-là sont le
bétail de la sottise et ne savent profiter ni de l'or ni de la richesse, ni de
la misère ; mais le sage, le vrai sage, peut-on jamais sérieusement le
plaindre, et lorsqu'on lui fait du mal n'est-ce pas toujours par envie ? Mais
plusieurs de mes lecteurs vont dire ici d'un air désappointé : vous nous
promettez de la magie et vous faites de la morale. Nous avons assez de
philosophie, parlez-nous maintenant des forces occultes. – Soit, vous qui avez
lu mes livres, vous savez ce que signifient les deux serpents du caducée, ce
sont les deux courants contraires du magnétisme universel. Le serpent de
lumière créatrice et conservatrice et le serpent du feu éternel qui dévore pour
régénérer.
Les bons sont aimantés,
vivifiés et conservés par la lumière impérissable, les méchants sont brûlés par
le feu éternel.
Il y a communion
magnétique et sympathique entre les enfants de la lumière, ils se baignent
tous dans la même source de vie ; ils sont heureux tous du bonheur les uns des
autres.
Le magnétisme positif
est une force qui rassemble et le magnétisme négatif est une force qui
disperse.
La lumière attire la vie
et le feu porte avec lui la destruction.
Le magnétisme blanc,
c'est la sympathie, et le magnétisme noir, c'est l'aversion.
Les bons s'aiment les
uns les autres et les méchants se haïssent les uns les autres parce qu'ils se
connaissent.
Le magnétisme des bons
attirent à eux tout ce qui est bon et lorsqu'il n'attire pas les richesses,
c'est qu'elles leurs seraient mauvaises.
Les héros de l'antique
philosophie et du Christianisme primitif n'embrassaient-ils pas la sainte
pauvreté comme une sévère gardienne du travail et de la tempérance ?
D'ailleurs, les gens de
bien sont-ils jamais pauvres ? N'ont-ils pas toujours des choses magnifiques à
donner ? Etre riche, c'est donner ; donner c'est amasser, et la fortune
éternelle se forme uniquement de ce qu'on donne.
Il existe réellement et
en vérité une atmosphère du bien comme une atmosphère du mal. Dans l'une, on
respire la vie éternelle et dans l'autre, la mort éternelle.
Le cercle symbolique que
forme le bon serpent se mordant la queue, le pléroma des gnostiques, le nimbe
des saints de la légende dorée, c'est le magnétisme du bien.
Toute tête sainte
rayonne, et les rayonnements des saints s'entrelacent les uns les autres pour
former des chaînes d'amour.
Aux rayons de grâce se
rattachent les rayons de gloire ; les certitudes du ciel fécondent les bons
désirs de la terre. Les justes qui sont morts ne nous ont pas quittés ;
ils vivent en nous et par nous, ils nous inspirent leurs pensées et se
réjouissent des nôtres. Nous vivons dans le ciel avec eux et ils luttent avec
nous sur la terre car nous l'avons dit et nous le répétons solennellement
encore, le ciel symbolique, le ciel que les religions promettent au juste n'est
pas un bien, c'est un état des âmes ; le ciel c'est l'harmonie éternelle
généreuse et l'enfer, l'irrémédiable enfer, c'est le conflit inévitable des instincts
lâches.
Mahomet, suivant les
habitudes du style oriental, présentait à ses disciples une allégorie qu'on a
prise pour un conte absurde à peu près comme le fait Voltaire pour les
paraboles de la Bible.
Il existe, disait-il, un
arbre nommé Tuba si vaste et si touffu qu'un cheval lancé au galop et
partant du pied de cet arbre galoperait pendant cent ans avant de sortir de son
ombre. Le tronc de cet arbre est d'or, ses branches portent pour feuilles des
talismans faits de pierreries merveilleuses qui laissent tomber, dès qu'on les
touche, tout ce que les vrais croyants peuvent désirer, tantôt des mets
délicieux, tantôt des vêtements splendides. Cet arbre est invisible pour les
impies mais il introduit une de ses branches dans la maison de tous les justes et
chaque branche a les propriétés de l'arbre entier. Cet arbre allégorique, c'est
le magnétisme du bien. C'est ce que les Chrétiens appellent la grâce. C'est ce
que le symbolisme de la Genèse désigne sous le nom de l'arbre de vie. Mahomet
avait deviné les secrets de la science et il parle comme un initié lorsqu'il
raconte les beautés et les merveilles de l'arbre d'or, du gigantesque arbre
Tuba.
Il est pas bon que
l'homme soit seul, a dit la sagesse éternelle, et cette parole est l'expression
d'une loi. Jamais l'homme n'est seul soit dans le bien soit dans le mal. Son
existence et ses sensations sont en même temps individuelles et collectives.
Tout ce que les hommes
de génie trouvent ou attirent de lumière rayonne pour l'humanité entière. Tout
ce que les justes font de bien profite en même temps à tous les justes et
mérite des grâces de repentir aux méchants. Le cœur de l'humanité a des fibres
dans tous les cœurs.
Tout ce qui est vrai est
beau, il n'y a rien de vain sous le soleil que l'erreur et le mensonge. La
douleur même et la mort sont belles parce qu'elles sont le travail qui purifie
et la transfiguration qui délivre. Les formes passagères sont vraies parce
qu'elles sont les manifestations de la force et de la beauté éternelle. L'amour
est vrai, la femme est sainte et sa conception est immaculée. La vraie science
ne trompe jamais, la foi, raisonnable n'est pas une illusion.
Le rire de la gaieté
sympathique est un acte de foi, d'espérance et de charité. Craindre Dieu c'est
le méconnaître, il ne faut craindre que l'erreur. L'homme peut tout ce qu'il
veut lorsqu'il ne veut que la justice. Il peut même, s'il le veut, se
précipiter dans l'injustice, mais il s'y brisera. Dieu se révèle à l'homme dans
l'homme et par l'homme. Son vrai culte, c'est la charité. Les dogmes et les
rites changent et se succèdent ; la charité ne change, pas et sa puissance
est éternelle.
Il n'y a qu'une seule et
véritable puissance sur la terre comme au ciel, c'est celle du bien. Les justes
sont les seuls maîtres du monde. Le monde a des convulsions lorsqu'ils
souffrent ; il se transforme quand ils meurent. L'oppression de la justice
est une compression d'une force bien autrement terrible que celle des matières
fulminantes. Ce ne sont pas les peuples qui font les révolutions, ce sont les
rois. La juste personne est inviolable, malheur à qui la touche ! Les
Césars sont tombés en cendres, brûlés par le sang des martyrs. Ce qu'un juste
veut, Dieu l'approuve. Ce qu'un juste écrit, Dieu le signe et c'est un testament
éternel.
Le grand mot de l'énigme
du sphinx, c'est Dieu dans l'homme et dans la nature. Ceux qui séparent l'homme
de Dieu le séparent de la nature parce que la nature est pleine de Dieu et
repousse avec horreur l'athéisme. Ceux qui séparent l'homme de la nature sont
comme des fils qui, pour honorer leur père, lui couperaient la tête. Dieu est
pour ainsi dire la tête de la nature ; sans lui elle ne serait pas, sans
elle il ne se manifesterait pas.
Dieu est notre père,
mais c'est la nature qui est notre mère. Honore ton père et ta mère, dit le
Décalogue, afin que tu vives longuement sur la terre. Emmanuel Dieu est
avec nous, tel est le mot sacré des initiés connus seulement sous le nom de
Frères de la Rose-Croix. C'est en ce sens que Jésus-Christ a pu sans
blasphémer se dire le fils de Dieu et Dieu lui-même. C'est en ce sens qu'il
veut que nous ne fassions qu'un avec lui comme il ne fait qu'un avec son père,
et qu'ainsi l'humanité régénérée réalise en ce monde le grand Arcane de l'homme
Dieu.
Aimons Dieu les uns dans
les autres, car Dieu ne se montrera jamais autrement à nous. Tout ce qu'il y a
d'aimable en nous, c'est Dieu qui est en nous, et l'on ne peut aimer que Dieu
et c'est toujours Dieu qu'on aime quand on sait véritablement aimer.
Dieu est lumière et il n'aime pas les ténèbres. Si donc nous voulons sentir Dieu en nous, éclairons nos âmes. L'arbre de la science n'est un arbre de mort que pour Satan et ses apôtres, c'est le mancenillier des superstitions, mais pour nous c'est l'arbre de vie.
Etendons les mains et
prenons les fruits de cet arbre ; il nous guérira des appréhensions de la
mort.
Alors, nous ne dirons
plus comme de stupides esclaves : Ceci est bien parce qu'on nous
l'ordonne en nous promettant une récompense, et cela est mal parce qu'on nous
le défend en nous menaçant du supplice.
Mais nous dirons :
Faisons cela parce que nous savons que c’est bien et ne faisons pas ceci parce
que nous savons que c’est mal.
Et ainsi sera réalisée
la promesse du serpent symbolique : Vous serez comme des Dieux connaissant
le bien et le mal.
FIN